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Vrais faux-billets et fausse vraie-monnaie
Dans les années soixante, le système conteneur n'existait pas encore sur notre ligne de l'océan Indien, nous voyions donc la réalité du chargement ; deux faux-ponts permettaient de classer l'ensemble, tant bien que mal et sans trop de dégâts pour la marchandise, souvent embarquée par petits lots....
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Les nécessités de manutentionner commodément des frets retour en vrac ou quasi vrac amenèrent la suppression d'un faux-pont, ce qui ne fut pas sans conséquences sur l'arrimage et la bonne livraison du divers lors de l'aller.
Tout cela pour brosser le contexte de cette péripétie.
Donc, me voilà embarqué comme Second capitaine, à bord d'un «Ville de tout à l'arrière», confronté à ces problèmes. Comme à l'accoutumée, après une escale à Boulogne-sur-Mer pour charger du ciment en sacs, nous voilà au Havre : le mot divers représentant l'essentiel des prévisions de chargement, vélos, marmites, "engades", caisses de vin, gros ou petit caissage...va savoir ! Le mieux était donc d'aller faire un tour sous le hangar pour anticiper au mieux la menace...Ah! J'oubliais, le commandant m'avait averti qu'on prendrait à Marseille un lot de billetterie malgache, nouvelle monnaie, à répartir aux différentes escales de la grande île. Aucun problème, on réserve la soute à valeurs. Quant aux futures caisses de boissons fortes, on aviserait plus tard. Au cours de ma visite sous le hangar, j'avise plusieurs palettes sur lesquelles reposaient de bien jolies caisses bien solides et bien cerclées, destinataire : banque de la Réunion.
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Évidemment intrigué, puisque non averti, je vais voir le douanier de service qui contrôlait la correspondance entre documents et marchandises. Le préposé sortit avec un large sourire le bon de chargement (rose) en claironnant: «c'est pour vous, et ce sont des jetons, voyez le bon !». Un peu étonné tout de même, car je n'avais pas encore imaginé qu'une banque puisse ouvrir un casino, j'en référai à mon supérieur. Au vu de ces caisses posées sans précaution sous hangar sous ce nom de baptême, ce n'était que de la marchandise normale ne payant pas de fret «ad valorem», suivant donc le sort commun. En l'occurrence, la Réunion étant quasiment le dernier port de débarquement, en fond de cale sur le ciment bâché, excellent plan de base pour la suite. Aussitôt fait, rappelé tout de même au calier pointeur d'avoir à bien noter le nombre de ces caisses, bon de chargement apuré, copie du bord mise toutefois à part pour «servir en cas de quoi que ce soit», nous passons à autre chose.
Tournée du nord : gros émoi sur les quais marseillais suite à l'arrivée, au dernier moment, de fourgons blindés avec escorte officielle : embarquement, pointage, on boucle la soute aux billets, et l'on part.
Dès Majunga nous commençons la distribution de ces nouveaux billets au sigle de la République Malgache. Peu d'empressement apparent des autorités à prendre livraison de leur bien .... Cela restant dans la logique routinière des choses.
Nous voilà à la Réunion .... Toutes les autorités chez le commandant. Plus discret, Max, le contremaître, vient me voir et sans autre forme de procès me jette: «Tu as l'argent! Quand peut-on le faire ?». Vous avez deviné ma réponse: «Pas d'argent à bord ! Mais comme c'est toi je peux te dire qu'il y a quelques caisses de jetons en fond de cale. Auparavant on débarque donc le carré du panneau du faux-pont, puis la section avant de la cale : les caisses sont posées sur le ciment. Pour la date, c'est à toi de voir en fonction de tes possibilités de main d'œuvre».
Pendant ce temps, le grand chef avait dû finir par dire, pour se débarrasser de toutes ces autorités en émoi: «Voyez le Second», car voilà tout ce beau monde, debout dans le bureau, et pointant déjà un doigt accusateur.
Devant l'agressivité générale, le ton monte évidemment. Je sors mon bon de chargement justifiant notre attitude et répliquai au jeune et très fringant attaché bancaire que je n'avais reçu aucun pouvoir surnaturel me permettant de transformer des jetons en pièces de monnaie et qu'il était bien impudent de réclamer autre chose que ce que ses principaux avaient déclaré alors que dans cette affaire, c'était notre Compagnie qui était lésée. Notre ami Max ramena la sérénité en avouant que l'origine de la fébrilité générale était la convocation de la gendarmerie pour l'escorte jusqu'à Saint-Denis, qui, l'arme au pied, attendait le signal....
Là-dessus, la fin d'après-midi venue, devant une boisson fraîche, on fixe une date et une heure de débarquement à diffuser «à qui de droit». Ce moment venu, un convoi militaire (camions, véhicules légers, motos, gendarmes, majors et leur capitaine compris), s'avance le long du bord. Il leur est dit d'aller se garer plus au large, sur la terre ferme, car vu l'état de l'appontement en bois on risquait ainsi de voir disparaître les forces de l'ordre de la Réunion dans les eaux du port. Le ton était donné ! Tout se passa bien jusqu'au moment où un capitaine de gendarmerie excédé monta à bord et me demanda quand allait se terminer cette petite comédie etc. etc.
Et il avait raison le bougre, car pendant la manipulation, une des caisses, ayant glissé entre la coque et le vaigrage, était tombée en fond de cale...Évidemment, maistrances du bord et de manutention étaient mobilisées et œuvraient d'arrache-pied pour rattraper le corps du délit. Il me fallu meubler le temps du capitaine de gendarmerie et lui donner les détails de l'affaire. Nous nous quittâmes bons amis, bien qu'il m'était tout de même hasardeux d'offrir le pot de circonstance puisque ses hommes attendaient avec impatience (hors le fait que tout ce beau monde était en service).
Pour terminer, il me fut confirmé par la suite que la population malgache rechignait à accepter les nouveaux billets doutant de leur authenticité, car ils n'étaient pas signés (et c'était vrai).
Comme quoi, comme ailleurs, en matière d'argent, tout reste relatif.
Cdt Paul Massein
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