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En passant par les passerelles,
Pechelbronn, 1954 : Tourisme au Caucase


C'est à bord du «Pechelbronn» que j'embarquai le 2 janvier 1954. On m'avait laissé la possibilité de fêter l'an neuf mais pas le temps de me remettre des festivités ! C'était un pétrolier ex-anglais de «construction de guerre» aux emménagements assez spartiates. Cet inconvénient fut néanmoins quelque peu compensé par l'ouverture sur un monde inconnu qui nous était offerte par l'affrètement qui avait été conclu. Il s'agissait en effet d'un trafic entre les ports de l'URSS en mer Noire et les Pays-Bas.

Je fis donc deux, ou peut-être trois voyages entre Tuapsé, port du Caucase qui avait dû être pendant la guerre, la limite de l'avance allemande, et Amsterdam. A part le produit transporté, du crude oil, tout ou presque était nouveau, aussi bien la ligne que le pays de chargement, ses habitants et les pratiques en cours. Il y aurait tant à dire, sans compter même ce qui a pu tomber dans les oubliettes de ma mémoire, que ne sachant dans quel ordre relater les faits et par lesquels commencer je retiendrai la solution de facilité qui consiste à les évoquer en vrac, tels qu'ils me viennent à l'esprit.

Au point de vue navigation cette activité nous conduisait dans des parages que sans doute aucun de nous n'avait fréquentés jusqu'alors. Il y eut d'abord le passage dans les Cyclades pour aller de la Méditerranée à la mer Egée. Ces îles ont les rivages qui tombent à pic ce qui permet de les longer au plus près dans une eau si claire que le regard y pénètre plus profondément
 
Empire Traveller, devenu Pechelbronn et exploité par Delmas-Vieljeux en 1951
qu'en peu d'endroits ailleurs. Egalement des surprises liées à l'imprécision de la cartographie, tout au moins telle qu'elle était à l'époque.

C'est ainsi qu'étant de quart alors que nous devions passer entre deux de ces îles, par temps clair et excellente visibilité, je constatai visuellement que nous avions un cap nous faisant naviguer pratiquement à égale distance de chacune d'elles ; toutefois, sans doute poussé par le réflexe du bon officier de quart de ces années-là, je pris un relèvement d'un point remarquable de chaque bord et eu la stupéfaction de m'apercevoir que la route tracée à partir du point ainsi obtenu nous conduisait à tangenter à plus ou moins près la côte de l'île de gauche ! Je crois bien me souvenir que je demandai au commandant, qui se trouvait alors sur la passerelle au poste d'admiration, de vérifier mes relèvements, ce qu'il fit en obtenant un résultat identique au mien !

Il y eut aussi les traversées des deltas turcs. La première fois, pour faire les Dardanelles, nous prîmes un pilote à Chanakalé, sur la rive orientale, où de plus il fallait se soumettre aux formalités d'entrée. Là comme en mer Egée les fonds plongent rapidement et nous dûmes mouiller par quelques 100 mètres en attendant pilote et autorités. Le pilotage n'étant pas obligatoire, contrairement au Bosphore me semble-t-il à l'époque, ce fut d'ailleurs l'unique fois que nous l'utilisâmes.

Je fus plus marqué par une sortie de la mer de Marmara vers la mer Egée sous une violente tempête de neige. On n'y voyait rien ou presque rien et nous n'avions pas de radar mais nous n'en réussîmes pas moins à passer à l'estime, le commandant à tribord et moi à bâbord, chacun scrutant pour tenter de discerner à temps une côte qui se serait trouvée être trop proche. Ce que nous, et bien d'autres, faisions en ces temps reculés ne serait sans doute pas concevable pour les marins d'aujourd'hui. Peut-être étions-nous inconscients et des plus sages nous auraient dit qu'il eut fallu mouiller, ce qui de toute façon était impossible compte tenu de la profondeur.

Pour continuer avec des conditions météorologiques hivernales, et en restant d'abord dans la région des Détroits, il y eut cette fois où l'approche est du Bosphore était bloquée par de gros blocs de glace. En fait il ne faisait pas très froid mais il s'agissait, nous dit-on, de glaces provenant de la débâcle du Danube qui s'étaient accumulées dans cet entonnoir naturel. Afin de créer un semblant de chenal les Turcs, faute de véritable brise-glace, faisaient passer régulièrement un cargo à avant renforcé initialement construit pour la navigation en Baltique ou en mer Blanche. Ce fut la seule fois dans ma carrière maritime où j'eus l'occasion de pratiquer la navigation dans les glaces mais j'ai pu me rendre compte alors de sa difficulté. Le Pechelbronn n'était certes pas un lévrier des mers mais il y avait des navires encore plus lents et il nous fallut bien à un moment, en dépasser un, ce qui n'alla pas sans provoquer quelques sueurs, froides évidemment, au commandant.

Au cours d'un autre voyage ce fut cette fois à Amsterdam, port de déchargement, que les eaux glacées nous empêchèrent d'accoster complètement. Malgré la poussée des remorqueurs et la traction des treuils sur les aussières nous dûmes nous résoudre à laisser quelques bons mètres entre la coque et l'appontement, mais le déchargement n'en fut pas moins mené à bien. Toujours les effets du froid mais cette fois sur la cargaison. Le crude oil nous l‘avions toujours chargé dans des lieux où la température allait d'agréable comme au Proche-Orient, à très chaude comme au golfe Arabo-Persique et le liquide s'écoulait donc facilement même sans réchauffage préalable.

Or la première fois que nous arrivâmes à Tuapsé la température extérieure était largement négative. Ayant eu au moment des premiers contacts avec la terre un aperçu du niveau humano-technique des autochtones, je m'inquiétais des conditions de chargement et m'enquérais de la température d'embarquement. La réponse fut évasive mais on m'assura qu'il n'y aurait pas de problèmes. Comme il n'était pas question d'aller vérifier dans les bacs à terre, je reviendrai plus loin sur les conditions d'accueil, il ne me restait qu'à faire confiance et à ouvrir la vanne au manifold. Toute méfiance n'étant pas écartée je surveillais celui-ci et bien m'en pris car loin de sentir le métal se réchauffer sous l'effet du fluide circulant dans la tuyauterie je vis rapidement la vanne se couvrir de givre puis le métal se fendiller. On stoppa tout et, après avoir eu cette fois la certitude qu'un processus de réchauffage du crude à terre avait bien été mis en route, on a repris le chargement en se branchant sur une autre prise.

J'en viens maintenant à la question du contact avec le «Paradis soviétique» et ses habitants. Les sujets de réflexions furent évidemment nombreux, allant de la surprise à la réprobation plus ou moins marquée.

Pour débuter par ce volet il y eut, lors de notre premier accostage, la perplexité de nos gars aux postes de manœuvre quand ils virent sur le quai des soldats en uniformes et des individus aux formes imprécises dans d'épaisses doudounes qui les enveloppaient, mais cependant identifiables comme étant des femmes. Contrairement à ce qu'ils auraient pu penser ce furent ces dernières qui se saisirent des aussières car elles étaient bel et bien les lamaneurs, ce qui ne fut pas du goût des matelots qui se mirent, était-ce une forme de machisme, à traiter les militaires de fainéants et autres noms d'oiseaux qui heureusement restèrent incompris.

Quant aux militaires ils devaient avoir des consignes très strictes car je me vis tout d'abord interdire de descendre sur le quai pour relever les tirants d'eau. En effet toute sortie du bord ne pouvait être effectuée avant que des laissez-passer nous aient été délivrés ce qui, compte tenu de la tatillonne et méfiante bureaucratie soviétique, prit, tout au moins lors du premier voyage, un temps certain car l'effectif de l'équipe de contrôle qui monta à bord était étoffée. Une de ses premières interventions fut de se précipiter au poste radio pour mettre tout sous scellées puis vint l'examen méticuleux des papiers de chaque membre de l'équipage.

Difficile de s'y retrouver entre douaniers, simples policiers et sbires du NKVD ou autre ministère de l'Intérieur, il y en avait dont les casquettes étaient ornées de parements verts alors que pour d'autres la couleur était rouge mais était-ce ceux-ci qui étaient les plus «rouges» ? Je crois en fait que, contrairement à la logique et peut-être pour tromper le monde, c'était les «verts» ! Enfin tout se passa bien grâce au truchement du représentant de l'agence, le seul habillé en «pékin», normal car il avait un faciès quelque peu oriental, et de plus capable de s'exprimer en anglais.

De toute façon ces inquisiteurs soviétiques étaient sans doute moins désagréables que leurs confrères américains car ne donnant pas l'impression de vous écraser de leur supériorité. Et puis on ne vous demandait pas si vous aviez l'intention d'assassiner le Président, ou plutôt le «Petit père des Peuples», ni même qu'elles étaient vos opinions politiques. On vit même un de nos pilotins, qui nous avait caché ses sympathies pour le P.C., et qui voulut dénoncer certains d'entre nous comme étant des réactionnaires de droite, sans doute en étais-je pour avoir guerroyé en Indochine, se faire envoyer sur les roses par les policiers qui nous avertirent de sa démarche. Curieux n'est-il pas ?

Un autre aspect de la bureaucratie et de sa lenteur fut celui régissant l'information et les prises de décisions. Ainsi fallait-il envoyer l'ETA, avec d'ailleurs un préavis plus important que partout ailleurs, directement à un organisme de Moscou qui devait informer les autorités locales, enfin s'il n'oubliait pas de le faire à temps. Et cela continuait pour les opérations commerciales. Après l'arrivée le chargeur local informait Moscou, demandait l'autorisation de charger à un lointain fonctionnaire, présent ou non alors, et attendait la réponse pour le faire ce qui prenait un certain temps.

Même processus en fin de chargement, aucun document ne pouvant être signé sans l'aval de Moscou et il n'était évidemment pas question de discuter les chiffres avancés par la terre, et souvent basés sur des températures fantaisistes du produit, même s'ils différaient des nôtres. Et cela se répétait pour des sujets plus anecdotiques : ainsi nous pouvions acheter du caviar mais la commande passée auprès de l'agence devait, elle aussi, recevoir l'aval de Moscou. Et je passe sur bien d'autres détails qui ne me reviennent plus à l'esprit.

Méfiants ils l'étaient nos visiteurs mais aussi parfois étonnés par certains aspects techniques observés à bord de ce navire qui pourtant n'avait rien d'avant-gardiste. Ainsi dans les locaux du château où ils étaient reçus les cloisons métalliques étaient recouvertes d'un habillage en bois qui dissimulait les fils électriques. Or ayant vu les lampes s'allumer après que nous ayons actionné un interrupteur les Russes présents demandèrent s'il s'agissait d'une télécommande et ainsi pour bien d'autres points. J'ajouterai que chaque fois que quelque chose les surprenait ils demandaient s'il s'agissait d'un brevet américain, ce qui ne manquait pas de faire s'insurger le commandant qui leur rétorquait que tout cela était bien français.

Ce retard sur certains détails et cette référence constante aux Américains était des plus surprenants si l'on considère que déjà à cette époque l'URSS égalait, sinon dépassait, les USA dans certaines techniques. Ainsi avait-on vu au cours de la guerre en Corée qui venait juste de se terminer les Mig surpasser les Sabres de l'US Air Force et que dans quelques trois ans «Spoutnik» serait mis sur orbite. Sans doute y-avait-il des domaines, et en particulier ceux ayant trait au confort de la population, dans lesquels peu de recherches étaient effectuées.

Il faut aussi évoquer les stylos à bille objet quasiment de luxe et convoité par tous et notre défense de la fabrication française et non américaine du BIC. Curieusement cette sorte de dévotion, due à la rareté, pour ce moyen d'écriture a perduré dans bien des pays communistes comme j'ai pu le constater quarante-cinq ans plus tard au Vietnam.

Ceci dit, passons à ce que nous avons pu constater à terre une fois l'autorisation d'y descendre accordée. Ce fut d'abord une impression de délabrement de l'urbanisme en général, mais peut-être était-ce là les séquelles de la guerre non effacées plus de dix ans après le passage des forces allemandes. Les victuailles semblaient manquer dans les magasins d'alimentation dont la plupart des étals n'étaient occupés que par des boites vides et des esturgeons en carton. La population nous donnait l'impression d'être vêtue comme nous l'étions en France à la sortie de l'occupation. Les gens rencontrés avec lesquels nous avons échangé quelques mots semblaient d'ailleurs penser que leur situation était bien meilleure que celle qui pouvait régner dans les pays d'Europe placés hors des bienfaits de la zone d'influence soviétique. Ainsi nous affirmèrent-ils avec aplomb qu'ils savaient fort bien qu'en France nous étions rationnés sur tout et en particulier sur la nourriture et l'habillement. Afin de leur prouver qu'ils avaient été induits en erreur nous leur montrâmes nos vêtements d'aspect neuf et confortable ainsi que nos chaussures à triple semelle, c'était alors la mode, mais ils nous rétorquèrent que nous avions dû être spécialement habillés dans un but de propagande avant de nous rendre en URSS, et ils étaient sans doute sincères. C'est alors que notre radio, qui pesait bien son quintal, mit son ventre en avant et, tapant dessus, demanda si cette noble avancée avait pu être obtenue en quinze jours. Le dialogue s'arrêta là.

Cdt Jean Chennevière
Membre fondateur de l'AFCAN


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