Arnaud de BOISSIEU, prêtre de la Mission de France, est aumônier des marins au port de Marseille Fos depuis huit ans. Il connaît le monde maritime et les marins depuis un poste d'observation terrien : les foyers d'accueil des marins au long cours. Arnaud de BOISSIEU est délégué adjoint pour la région Sud de la Mission de la Mer. Il vient de partir pour continuer sa mission au foyer des marins de Casablanca. |
On n'est plus en 1926, Albert. Les Grands Blancs ne charrient plus les richesses du monde. Ils n'embarquent pas de voyageurs. Aucun émigrant n'a recours à leurs services. Pourtant leur port en lourd est impressionnant. Il se compte par unités de mille, par paquets de mille. Mille sur ce Grand Blanc, deux mille sur celui-là, et trois mille, là-bas, sur le plus Grand. Tu les reconnaitras à cent lieux. Ils sont touristes-uniformes. Albert, les touristes de Marseille portent aujourd'hui uniforme. Un uniforme léger, guilleret, aéré, décontracté, aérien, fleuri et coloré, mais c'est quand même un uniforme. Leurs troupes pacifiques sont remarquablement obéissantes, et leur envahissement est circonscrit. Tu ne les rencontreras qu'au Vieux Port et à la Bonne Mère, à l'exclusion de tout autre quartier de la ville, suivant un guide-sergent qui les siffle à la demi-heure. Les troupes-uniformes sont disciplinées. Elles ne conquièrent aucun pays, n'envahissent un territoire que très temporairement, et se replient en bon ordre au premier appel du guide-sergent. |
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Toutes les fourmis qui peuvent quitter un instant leur turbin à bord des Grands Blancs viennent faire leurs dévotions dans notre temple, qui ne paie pas de mine. Il ne ressemble pas à grand chose. Un couloir où les fourmis ne font que passer. Et pourtant, c'est ici et pas ailleurs que tu retrouveras Marseille port du monde, Albert. De son nom officiel, il s'appelle Seamen's club. Il faudrait pouvoir le décliner dans les cinquante ou quatre-vingt langues de l'armée secrète des fourmis. Elles ont à peine le temps de se défaire de leur rôle à bord, pas même le temps de se dévêtir de leur uniforme d'armée secrète quand elles déboulent au temple. En un mot elles sont toujours fourmis, c'est-à-dire toujours au turbin, toujours pressées par le temps. Pourtant, leurs dévotions sont essentielles. Un coup de téléphone ici, deux coups d'ordinateurs par là. Albert, tu as rêvé de Marseille centre du monde. Le centre du monde a déserté la Canebière et le Vieux Port. Il est venu se cacher là, discrètement, dans notre couloir-temple. | ![]() |
La fourmi me rigole au nez : elle vient du Groenland. Je m'assieds un instant. J'ai la tête qui tourne. Pensez-donc. Je viens de faire deux ou trois tours du monde en un quart d'heure. Je ne sais pas si le Dieu de l'ubiquité existe. Mais je connais son temple. Voici son adresse : Seamen's club, Marseille-Provence-Cruise-Terminal, môle Léon Gouret, cœur battant et mondial du port de Marseille. Je songe à créer de toute urgence un culte au Dieu de l'ubiquité, à lui ériger une statue au centre de notre temple. Elle aurait cinq têtes, une par continent. Les libations pour célébrer sa divine ubiquité sont préparées. Elles s'appellent jus de mangue ou de fruits de la passion, lait de letchis, et surtout jus de coco. Car chaque escale d'un Grand Blanc est marquée par la liturgie du jus de coco. Certaines fourmis n'en goûtent qu'une lampée. D'autres les achètent à la douzaine, car le Dieu de l'ubiquité est aussi fêté à bord. C'est formidable ce que ça fait voyager, quelques lampées d'une saveur de chez soi. Le jus de coco ubiquite, si vous me permettez ce verbe. C'est prouvé au Seamen's club. Et pour la communion, vous avez le choix : soupe au crabe, saveur des îles, ou chips aux crevettes d'Extrême Orient, car le Dieu de l'ubiquité a ses préférences à l'Est de la planète. |
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Mais c'est raté pour aujourd'hui. Trop de boulot. C'était déjà raté à l'escale
précédente. Et à celle d'avant. À la coupée, le marin reprend mon badge. Au
moment de franchir le grillage, je lui dis platement : "Welcome again". Il
sourit. Son sourire est jaune. Il me répond pourtant en souriant : "Peut-être.
J'espère. Cela fait six mois que je n'ai pas mis pied à terre". Six mois que le
pion est baladé sur le grand échiquier mondial.
Le capitaine du BALTIC FREEDOM (le mal nommé, question freedom) a de la chance, lui, et deux ou trois heures de libres. Il peut monter dans mon minibus. Je lui demande où il veut aller. Il me répond : "Peu importe. Où vous voulez. Je veux juste quitter un peu la ferraille du navire, me démagnétiser". Pauvres marins mondiaux, espèce de limaille de fer de leur navire et de la réduction commerciale mondiale. Après deux heures de détente dans notre foyer, je ramène à leur navire les marins pétants de jeunesse de l'ASAHI PRINCESS. Ils soupirent quand le bus s'approche de leur navire : "Back to the hell", dit l'un d'eux en soupirant. |
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Depuis vingt cinq ans, le havre de Port de Bouc est rempli tous les soirs. Un marin vient me saluer en souriant : "Tu me reconnais ? Je suis passé ici chez toi il y a cinq ans". Je lui réponds oui, c'est évident. Depuis cinq ans, il a fait dix tours du monde, et moi, j'ai accueilli cent mille marins... Comme on est dimanche, je l'invite à la chapelle. Comme les cinq ou six mille marins qui ont déjà prié ici, je l'invite, en guise d'ex-voto, à écrire son passage sur un galet et à le déposer devant l'autel. Au beau milieu de la messe, il pousse un cri. Je le vois fondre sur le tas de galets, en extirper un, qu'il exhibe devant moi : "C'est mon frère ! Regarde les noms : tu vois, ils correspondent. On ne s'est pas toujours bien entendu. Mais on est réconciliés, et ici, aujourd'hui, on est ensemble". Pour preuve de cette réconciliation, il noue ensemble les deux galets et les dépose religieusement devant l'autel. Au pays des petits pions de l'échiquier mondial, les réunions de famille se comptent en années et en milliers de kilomètres. |
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