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Visite du Grand Port de Marseille en 2012
à la manière d'Albert Londres.
Arnaud de BOISSIEU, prêtre de la Mission de France, est aumônier des marins au port de Marseille Fos depuis huit ans. Il connaît le monde maritime et les marins depuis un poste d'observation terrien : les foyers d'accueil des marins au long cours. Arnaud de BOISSIEU est délégué adjoint pour la région Sud de la Mission de la Mer. Il vient de partir pour continuer sa mission au foyer des marins de Casablanca.
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Après sa visite à Marseille en 1926, Albert Londres a écrit ”Marseille Porte du Sud” quand le port était à Marseille, et Marseille était son port.
Je t'envie, Albert. Je t'envie. À ton époque, Marseille était un port.
Marseille était son port, ”l'un des plus beaux ports du bord des eaux, illustre
sur tous les parallèles”, as-tu écrit. "A tout instant du jour et de la nuit, des
bateaux labourent pour lui au plus loin des mers. Il est l'un des grands
seigneurs du large. Phare français, il balaie de lumière les cinq parties de la
terre.” Dans ta naïveté - je te le pardonne, Albert - tu as cru que Marseille
était le centre du monde, et son port, le port du monde. Sur ses quais, tu as
reniflé toutes les marchandises de la terre, et dans un café de la Canebière, tu
as croisé des marins "qui représentent toutes les mers, tous les cieux, tous les
climats”. C'était il y a un siècle, il y a un monde.
Reviens, Albert. Au port de Marseille, je te montrerai les Grands
Blancs. Regarde ces pâtisseries gigantesques, ces pièces montées grandes
comme des navires, ces navires grands comme des palais, ces palais plus
hauts que des tours. Tous blancs rutilants. Neufs quel que soit leur âge.
Toujours repeints de la veille. Repeints de crème fouettée. Tu ne pourras pas
les manquer, Albert. Ce sont des monuments, des îles, que dis-je, des
continents que l'on s'ingénie à faire naviguer. La cathédrale de la Major, la
pauvrette, se trouve comptée pour rien, reléguée en bout de quai, isolée,
tristounette, ravalée à la dimension de guitoune par ces cités flottantes.
Regarde les Grands Blancs qui arrivent ce matin : ils croisent au large
du phare du Planier. Ils s'approchent de concert dans la lueur matinale. Une
armée vient-elle envahir Marseille ? Un très court envahissement, car dès ce
soir, ils repartiront tous ensemble encore, comme s'ils s'étaient donné le mot.
Chassés par quelque cataclysme ? La peste aurait-elle sévi à nouveau ? Mais
non. Ils ne font qu'obéir à leur karma de Grands Blancs, à leur vocation de
derviches tourneurs. Car ils sont en partance pour nulle part. Ils ne vont nulle
part. Les Grands Blancs sont des îles-manèges. Aujourd'hui Marseille,
demain Barcelona, Palma de Majorque ou Valetta, peut-être Napoli et
Genova. Tunis pour les plus audacieux. Et de nouveau Marseille. Les Grands
Blancs sont les champions des ronds, qu'ils décrivent avec la régularité d'un
métronome. Ils dessinent de larges ronds et la Méditerranée elle-même
devient ronde comme un stade où ils tournent de concert.
On n'est plus en 1926, Albert. Les Grands Blancs ne charrient plus les richesses du monde. Ils n'embarquent pas de voyageurs. Aucun émigrant n'a recours à leurs services. Pourtant leur port en lourd est impressionnant. Il se compte par unités de mille, par paquets de mille. Mille sur ce Grand Blanc, deux mille sur celui-là, et trois mille, là-bas, sur le plus Grand. Tu les reconnaitras à cent lieux. Ils sont touristes-uniformes. Albert, les touristes de Marseille portent aujourd'hui uniforme. Un uniforme léger, guilleret, aéré, décontracté, aérien, fleuri et coloré, mais c'est quand même un uniforme. Leurs troupes pacifiques sont remarquablement obéissantes, et leur envahissement est circonscrit. Tu ne les rencontreras qu'au Vieux Port et à la Bonne Mère, à l'exclusion de tout autre quartier de la ville, suivant un guide-sergent qui les siffle à la demi-heure. Les troupes-uniformes sont disciplinées. Elles ne conquièrent aucun pays, n'envahissent un territoire que très temporairement, et se replient en bon ordre au premier appel du guide-sergent.
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Je connais leur secret : elles sont élastiques, c'est-à-dire qu'attachées
par un immense élastique invisible, elles convergent avant le soir vers les
Grands Blancs où leur élastique n'a de cesse de les ramener. Dès demain, les
Grands Blancs joueront à l'élastique de façon identique, pour trois heures ou
pour six heures, dans une autre Marseille du grand rond méditerranéen.
Ne cherche pas à rôder près des Grands Blancs, Albert. Ils sont gardés
comme un trésor de guerre. Inaccessibles. Verboten. Do not lean out of the
window. On craint les attentats. Mais viens avec moi, et je te montrerai un
temple secret où tu seras à ton affaire. C'est le temple des fourmis. Les
fourmis qui le fréquentent viennent des Philippines et de l'Indonésie, du
Pérou et du Honduras, de Tuvalu, de Kiribati et de Samoa, de Madagascar et
de Maurice, d'Israël, d'Ukraine, de Birmanie, de Chine et de Bulgarie, du
Montenegro, quelquefois de Cuba aussi. Et d'Italie. Et du Népal, que diable
viennent-elles chercher ici, les fourmis népalaises ? Les fourmis sont une
armée. C'est la seconde armée des Grands Blancs, son armée secrète avec ses
bataillons qui se comptent par cent et par mille. Sans les bataillons des
fourmis, l'armée des touristes-uniformes serait réduite à l'impuissance. Alors
les bataillons de fourmis s'activent. Nuit et jour. De haut en bas. Sourires
discrets et impeccables dans les bars. Sueur au front dans les buanderies ou à
la machine. De toute façon, fourmis au turbin de tout instant, car les Grands
Blancs se doivent de paraître impeccables. Le tourisme est une industrie du
paraître. Alors des fourmis blanches entretiennent scrupuleusement la crème
fouettée des Grands Blancs, des fourmis rouges s'affairent nuit et jour aux
fourneaux. Des fourmis noires ont en charge toutes les machineries des Grands
Blancs. Les fourmis bleues produisent leurs spectacles, leurs musiques, et
leurs dancings pour le diner des touristes-uniformes. Tout l'arc-en-ciel et ses
nuances chatoyantes ou criardes pourraient y passer pour décrire l'armée
secrète des fourmis des Grands Blancs. Chapeau bas devant vous, les
fourmis, armées secrètes et efficaces des Grands Blancs. Vous êtes leur force
cachée, vous êtes leur sang.
Toutes les fourmis qui peuvent quitter un instant leur turbin à bord des Grands Blancs viennent faire leurs dévotions dans notre temple, qui ne paie pas de mine. Il ne ressemble pas à grand chose. Un couloir où les fourmis ne font que passer. Et pourtant, c'est ici et pas ailleurs que tu retrouveras Marseille port du monde, Albert. De son nom officiel, il s'appelle Seamen's club. Il faudrait pouvoir le décliner dans les cinquante ou quatre-vingt langues de l'armée secrète des fourmis. Elles ont à peine le temps de se défaire de leur rôle à bord, pas même le temps de se dévêtir de leur uniforme
d'armée secrète quand elles déboulent au temple. En un mot elles sont toujours fourmis, c'est-à-dire toujours au turbin, toujours pressées par le temps. Pourtant, leurs dévotions sont essentielles. Un coup de téléphone ici, deux coups d'ordinateurs par là. Albert, tu as rêvé de Marseille centre du monde. Le centre du monde a déserté la Canebière et le Vieux Port. Il est venu se cacher là, discrètement, dans notre couloir-temple.
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Regarde les fourmis, elles sont tisserandes. Elles tissent leurs fils aux quatre coins du
monde connu ou ignoré. Les continents se côtoient. Les pays se bousculent.
Les îles ne sont plus insulaires. Je pousse une fourmi de l'épaule, et je me
plante devant la webcam de son ordinateur. Sur l'écran, Madame Fourmi est
toute ensommeillée. Normal, il est six heures du matin chez elle, à Funafuti.
Cette autre fourmi est en peine : elle n'arrive pas à joindre Fianarantsoa. Je
renoue les fils des téléphones, par codes interposés. Ça y est. Elle est aux
anges. Elle vient de faire un bond de dix mille kilomètres. J'engage la
conversation avec cette fourmi qui vient des Philippines, ça se voit.
La fourmi
me rigole au nez : elle vient du Groenland. Je m'assieds un instant. J'ai la tête qui tourne. Pensez-donc. Je viens de faire deux ou trois tours du monde en un quart d'heure. Je ne sais pas si le Dieu de l'ubiquité existe. Mais je connais son temple. Voici son adresse : Seamen's club, Marseille-Provence-Cruise-Terminal, môle Léon Gouret, cœur battant et mondial du port de Marseille. Je songe à créer de toute urgence un culte au Dieu de l'ubiquité, à lui ériger une
statue au centre de notre temple. Elle aurait cinq têtes, une par continent. Les libations pour célébrer sa divine ubiquité sont préparées. Elles s'appellent jus
de mangue ou de fruits de la passion, lait de letchis, et surtout jus de coco.
Car chaque escale d'un Grand Blanc est marquée par la liturgie du jus de
coco. Certaines fourmis n'en goûtent qu'une lampée. D'autres les achètent à
la douzaine, car le Dieu de l'ubiquité est aussi fêté à bord. C'est formidable
ce que ça fait voyager, quelques lampées d'une saveur de chez soi. Le jus de
coco ubiquite, si vous me permettez ce verbe. C'est prouvé au Seamen's club.
Et pour la communion, vous avez le choix : soupe au crabe, saveur des îles,
ou chips aux crevettes d'Extrême Orient, car le Dieu de l'ubiquité a ses
préférences à l'Est de la planète.
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Tu es trahi, Albert. Marseille n'est plus en ville, le port du monde a
déserté la cité. Il a migré si loin qu'il a été rebaptisé. Le port annonce
officiellement "Les Bassins Ouest". On dit la baie de Fos. Et moi, je dis le
port kilométrique de Fos, où les marins des bateaux en escale sont tellement
isolés qu'ils en perdent le Nord. Ils espèrent un port, une ville, une cité, le
monde des hommes. Ils butent sur le désert. Pour notre confort, ils viennent
de parcourir la planète, et ils accostent à Nulle-Part-de-Fos-Kilométrique. Et
ils me demandent où ils sont ! Ils sont perdus, un comble pour des marins.
Alors je bombe le torse et je prends un sourire avantageux pour leur répondre
"Welcome to France" comme s'ils accostaient aux Champs Elysées. C'est
entendu, je leur mens, ils sont partout sauf en France, mais je mens toujours
en souriant. Je sais bien que la France est ailleurs, loin là-bas, au-delà des
collines...
Pourtant, au départ de Marseille, la balade semblerait plutôt
sympathique. L'autoroute, entre côte Bleue et étang de Berre, serait presque
pittoresque : palette verte et forte des pins, rochers découpés de calcaire
blanc étincelant, bleu profond de l'assez mal nommé étang de Berre, qui luit
comme une mer intérieure. On hume la garrigue. Vivent les vacances et son
soleil. S'il n'y avait pas les ronronnements des camions de l'autoroute, on
entendrait chanter les cigales. Voici le Midi des cartes postales. On arrive à
Martigues. Même depuis l'autoroute, on devine le village provençal. Jusque
là, ça va. On croit encore au voyage. Par ses rues ombragées de grands pins,
Port de Bouc est encore en Provence, et le village de Fos perché sur son
rocher ne manque pas de cachet. C'est après que ça se gâte. Quand pins et
pinèdes disparaissent. Quand la côte, de Bleue qu'elle était, devient
incolore et s'étale platement. Quand elle tombe en panne. Quand elle devient
kilométrique. Quand les lignes électriques sont kilométriques. Quand les
trainées de fumée des usines et des raffineries sont kilométriquement
poussées par le vent qui n'arrive pas à les chasser. Quand les files de camions
sont kilométriques. À Fos-des-bassins-Ouest, même l'horizon est
kilométrique. Seuls quelques pylônes électriques jouent la rébellion en
pointant vers le ciel leurs bras émaciés comme pour en découdre avec
l'horizon lui-même. Pitoyable combat.
Le port de Marseille s'est installé hors les murs, et c'est peu dire. Il a
choisit le désert. Il se décline au pluriel, les ports jouent au chapelet, ses
grains s'appellent Caronte et Lavéra, Fos-pétrole et GNL2, Sollac, quai
minéralier, Graveleau, Brûle-Tabac, Gloria, Tellines, et je passe quelques
grains. Je te dis que tu es au centre du chapelet, tu ne vois rien que des
kilomètres. Fais-moi confiance Albert, je vais te faire découvrir chaque grain
du chapelet. Mais pour commencer, ferme les yeux, et écoute le port de Fos.
L'entends-tu ? Il ronfle. Le port kilométrique de Fos-des-bassins-Ouest est un
port ronfleur. Non pas qu'il dorme. Au contraire, il travaille, jour et nuit, et
pour bien montrer qu'il travaille, il le fait en ronflant. Il ronfle de ses hauts-fourneaux et de leurs souffleries. Il ronfle de toutes ses pompes dès que tu
approches un pétrolier. Il ronfle tout au long des kilomètres des convoyeurs
chargés de grain, de charbon ou de minerai. Il ronfle de ses théories de
camions qui viennent abreuver ses terminaux, payer tribu à ses kilomètres de
quais. Même ses éoliennes sont ronfleuses. Seuls quelques échassiers ne
ronflent pas. Ils hurlent pour signaler leur déplacement, comme s'ils ne
savaient pas où trouver les conteneurs qu'ils veulent déplacer. Lugubres
comme une armée de chouettes. Tu n'en peux plus de tous ces ronflements ?
Tu veux te mettre à l'abri ? Tu vas te réfugier dans le château d'un navire. Tu
es accueilli par les ronflements des climatisations. Tu te rends compte de ton
erreur. Alors tu ressors. À peine as-tu mis le nez à l'air que le ronflement
puissant du vent qui balaie le golfe de Fos vient te cueillir. Le pétrole du port
est invisible. Mais le sens-tu, Albert, le sens-tu ? De Lavéra à Port de Bouc, il
suffit d'un nez pour connaître la météo. Tu barbotes dans des pestilences de
pétrole. Au début, tu crois à l'erreur. Tu crois à des remugles d'égouts. Alors
tu vas un peu plus loin. Tu espères échapper à l'odeur. Mais l'odeur te suit.
Tu imagines que l'égout est long. Tu vas sur la jetée. Il y a du vent. Tu
cherches à respirer les embruns. Tu retrouves les mêmes miasmes, plus forts,
plus intenses, plus pestilentiels. Tu commences à comprendre. Tu baignes
dans une raffinerie. Un magicien aurait-il transformé toute la mer en
raffinerie, peut-être pour économiser le transport des produits pétroliers ?
N'importe quel habitant saura te dégriser, Albert : vent du Sud, pluie pour
demain. En attendant, respire le moins possible, juste le temps d'une pluie,
qui ne tient jamais bien longtemps ici. Ensuite ce sera le mistral. Tu vas
déboucher ton nez. Tu respires un grand coup, et même plusieurs. Tu crois
qu'il tombe du ciel, le mistral, tant il est pur, tant il est propre. Au début.
Divin mistral, sorti à l'instant de la fabrique de la genèse, produit frais
descendu du paradis, tant il rayonne. Du pur diamant aérien. Le bon Dieu ne
lésine pas sur l'emballage. Il te le donne dans une lumière, comment dire,
lumineuse, éclatante. Tu devines l'arc-en-ciel dans chaque goutte de mistral.
Tout est si clair que tu sens les diamants dans chaque vert, dans chaque bleu,
dans chaque ocre. Même le béton gris en est tout transmué. Tu te réjouis,
Albert. Tu te crois au paradis. Tu fais erreur. Tu es aux portes de l'enfer.
Écoute-moi bien, je sens que tu ne me crois pas, que tu me prends pour un
fieffé menteur. La gueule de l'enfer est à dix kilomètres. À Fos, les kilomètres
se comptent par dix, jamais moins. Voici Sollac. C'est comme cela qu'on
appelle l'aciérie, débaptisée et rebaptisée trois ou quatre fois depuis son
premier baptême, mais nous sommes des traditionalistes, nous ne connaissons
ici que le premier baptême, et tant pis pour Arcelor-Mittal. Voici donc
l'aciérie. Elle brûle. Elle est en feu. À preuve, cette fumée noire sans fin. Pas
celle des hauts-fourneaux, qui dégagent une gentille fumée grise et horizontale
qui cache les fournaises intérieures. Non, l'usine entière doit brûler, car la
fumée noire et envahissante court sur l'ensemble de l'usine. Approchons de
l'enfer. Le foyer de l'incendie est là devant nous. D'ailleurs la terre elle-même est rouge. Rouge de feu ? L'enfer serait-il sur la planète Mars ? Mais
là, juste devant nous, quelle est cette planète toute noire de fumée ? C'est
Monsieur Mittal qui tient mal ses troupes, c'est-à-dire ses tas, ses tonnes de
minerais et de charbon. Il est midi. On croit minuit. On roule aux phares. Tout
est noir. Il ne pleut pas. Il faut pourtant jouer des essuie-glaces, pour la
poussière noire. Nous sommes dans un nuage, mais bien loin du ciel pourtant.
C'est l'univers du charbon qui nous envahit, Albert. Le mistral d'enfer
emporte le charbon à la mer. Il vole, il pénètre partout, l'enfer t'envahit. Fais
trois pas dehors. Regarde ta chemise : elle est noire. Passe ta main dans tes
cheveux : ils crissent. Ne les secoue pas encore. Ce soir, tu y trouveras assez
de charbon pour te chauffer !
Viens, Albert, sortons de la gueule de l'enfer. Quittons Sollac et son
minerai. Avalons les kilomètres de Fos. Le mistral semble y être plus propre.
Mais gare, il y est toujours aussi violent. Vois-tu ce pylône électrique, une des
seules montagnes de Camargue ? Il fut tordu à la base par un coup de mistral
agacé. On dirait une œuvre de King Kong. On pourrait en faire un film : King
Kong contre le mistral. Mais on n'est pas au cinéma. Ici, au bout de ce quai, il
ne reste qu'un enchevêtrement de poutrelles tordues en tous sens. Les freins
d'un portique haut comme un immeuble de vingt étages ont-ils été mal
serrés ? Une friandise à mistral, qui l'a transformé d'un souffle en mikado
grandeur nature. Je ne compte pas quelques toits devenus cerfs-volants. Voici
le plus lamentable des spectacles : à Graveleau, les armées de conteneurs sont
d'ordinaire alignées au cordeau, selon des files parfaitement rectilignes, sur
deux ou trois niveaux, les files forment des carrés sagement colorés
entrecoupés de larges avenues. Chaque ligne a son numéro, et chaque allée sa
lettre. L'ordre est impeccable sur la planète des conteneurs. Sauf quand le
mistral s'en mêle et que les piles de glorieux conteneurs sont réduites à l'état
de jeux de quilles par un coup de mistral vengeur qui prend le terminal pour
un bowling géant.
Sois croyant, Albert. Vois-tu, là-bas, quelques éléments d'un navire
qui dépassent à peine l'horizon kilométrique ? Ce sont des pétroliers. Chacun
d'eux apporte soixante piscines de pétrole brut arraché au sous-sol de Russie
ou du Kazakstan. Regarde ces tuyaux, qui se vautrent le long des quais, sages
et silencieux comme des serpents repus. Tu peux croire que rien ne se passe,
que c'est en permanence l'heure de la sieste. La méridienne instituée.
Pourtant tout se passe ici : dix mille tonnes de pétrole y transitent chaque
heure ! De quoi remplir cinq ou six piscines olympiques. Le nerf de notre
industrie, le cœur qui irrigue de sang noir villes et villages de France. Le
pétrole sera craqué à Berre ou à Fos, à Feyzin, en Suisse ou en Allemagne,
c'est-à-dire raffiné en naphta, purifié en kérosène, transmué en additif
d'essence (c'est fou ce qu'on additionne dans le port pétrolier). Peut-être
même qu'il reviendra ici, purifié, raffiné (de quel raffinage !), par un autre
serpent-tuyau, pour repartir en Tunisie, ou aux Etats Unis.
L'aciérie de Sollac ne fait pas dans les reptiles. Elle produit de l'acier
en quantité : deux tours Eiffel chaque jour, soixante par mois, sept cents par
an. À ce rythme, on se demande comment la terre entière n'est pas peuplée de
tours Eiffel ! En attendant ce jour, les tours Eiffel sont stockées sous forme
de bobines d'acier dans une sorte de jeu de billes géant.
Albert, je te montrerai aussi les bateaux invisibles. La capitainerie
m'annonce un bateau long comme ça. Ils sont toujours impeccables, les
officiers de la capitainerie. Ils ne m'ont pas menti. Le bateau-long-comme-ça
a fait un demi-tour du monde pour nous rendre visite. Sans doute pour
montrer son importance même son nom est kilométrique. Il s'appelle DENG
ZHOU HAI, demain un autre bateau s'appellera PHOENIX AMBITION ou
VALERIA DELLA GATTA. Allons l'accueillir, c'est la moindre des choses.
Mais il est invisible. Disparu ? Non. Juste trop loin des routes. Trop enfoncé
sur l'horizon. Au delà des kilomètres du port kilométrique. Des marins ont
fait un demi-tour de planète, et nous, on les relègue au bout du monde
industriel, au nulle part de la planète civilisée. Autant dire sur Mars. Au point
où ils en sont, les marins, ils pourraient bien accoster sur une autre planète !
Traversons encore un long morceau d'horizon. Un petit malin a décidé
de jouer un tour aux kilomètres. Il a érigé un rempart de vingt-quatre oiseaux
blancs qui battent des ailes en cadence. Mais ils volent en rase-motte. Aucun
décollage n'est prévu. Ces gabians d'un nouveau genre sont des éoliennes.
Merci au Mistral.
Il faut encore un effort, c'est-à-dire encore des kilomètres par dix, pour
admirer les omnibus. Ils stationnent au terminal Graveleau. Les plus petits
d'entre eux arrivent du Pirée ou d'Algésiras. Les grands omnibus arrivent de
Shanghai, Hong Kong, Singapour, Montréal. Deux cathédrales tiendraient
dans leurs cales. Ils ont dix mille, douze mille, quatorze mille places. Leurs
voyageurs sont rangés par couleur : bleu clair pour les passagers Maersk, bleu
foncé des passagers CMA CGM, ocre pour les passagers de la MSC italo-suisse, vert pour ceux des Emirats Arabes Unis. Mais peu importe leur
couleur, tant que les omnibus respectent les horaires de leurs lignes. Leurs
voyageurs détestent attendre. Alors ils les respectent, les horaires. Voici un
omnibus gros comme quinze immeubles et on est mardi. Il sera encore là
mardi, dans huit semaines, sans faute et sans retard. À l'heure prêt, ou
presque. Juste le temps d'aller au terminus en Chine et de revenir au plus vite.
Le village commercial et planétaire ne souffre aucun retard. Les omnibus du
grand business mondial naviguent avec la régularité des métronomes.
À Fos-des-kilomètres, la géographie nouvelle est arrivée. Voici ses
points cardinaux. Le pétrole vient de Russie, de Lybie ou du Nigeria. Le gaz
arrive du Qatar, d'Egypte ou d'Algérie. Les conteneurs ne connaissent qu'un
port d'attache, la Chine. Et voici rangés devant moi en tas lunaires, le
charbon, le fer, ou la bauxite. Leur géographie s'écrit en demi-tour de planète,
façon océan. L'Australie côtoie la Colombie. La Mauritanie copine avec le
Canada. Je ne sais même pas qui est qui, c'est-à-dire quel minerai vient de
quel continent. Ils seront réduits dans les hauts-fourneaux, mais leur
réduction a déjà commencé ici, sur l'aire de stockage, où on ne sait de quel
continent ils sortent. La mondialisation est une réduction planétaire.
Et voici encore une entreprise de réduction planétaire, quand seule la
couleur semble différencier les conteneurs. Ce qui se cache dedans ? Mystère,
motus et bouche cousue. Quelqu'un quelque part doit bien avoir la clef du
mystère, mais au port rien ne transparait. Et pour les marins des omnibus, rien
ne ressemble plus à un conteneur qu'un autre conteneur. Et rien ne ressemble à un
quai à conteneurs qu'un autre quai à conteneurs, et rien ne ressemble plus à un
portique chinois qu'un portique européen ou américain.
J'ai monté les cinquante échelons de la coupée de l'AL WAJABAH. Un
marin bonhomme m'accueille : "Welcome à bord” ; je lui réponds "Welcome
en France". Mais mon welcome tombe à plat. Je voudrais lui vanter la
Provence, mais son regard se balade sur l'horizon, c'est-à-dire sur les rangées
de conteneurs alignés sur le quai. Il hausse des épaules. "La France, la France
vue d'ici, elle est toute pareille à la Chine, qui est toute pareille à la Malaisie,
qui ressemble à l'Egypte, qui est la jumelle de l'Italie, qui est la sœur
siamoise de l'Espagne". Rien ne ressemble plus à un port qu'un autre port. À l'heure
de la grande réduction des conteneurs, les marins sont partout nulle part, eux
qui ne connaissent du vaste monde que des empilements de conteneurs. Ils ne
connaissent que le transit. J'en ai d'ailleurs la preuve certaine. Dépassons les
conteneurs alignés en rangée de cent et de mille. Sortons du terminal. Un
panneau indicateur gros comme ça nous dit où on est. C'est utile, quand on a
traversé le monde. Il n'indique pas la direction du village le plus proche, Port-Saint-Louis, où la ville de Marseille, puisque nous sommes son port, c'est-à-dire son cœur. Non, il nous apprend que nous sommes en France ! Le
panneau indicateur qui trône à la sortie du terminal annonce fièrement
"FRANCE". La France commence au delà des conteneurs. Avant le panneau,
le terminal n'est qu'une case de l'échiquier mondial, semblable à toutes les
autres cases de l'échiquier à mille cases, et tant pis pour les marins, petites
mains coupées du monde du grand jeu d'échec mondial.
Même les noms des navires en escale nous apprennent une géographie
nouvelle. Le XIN OU ZHOU est chinois, cela va de soit. Le LALLA FATMA
NSOUMER nous vient d'Algérie, c'est encore une évidence. Le LEGIONY
POLSKIE dit ses origines polonaises. Attention, la géographie nouvelle et
mondiale a ses pièges. Le MINERAL CHINA vient de Belgique, comme son
nom ne l'indique pas, et ses marins non plus, qui sont Ukrainiens. Le
ZEYNALABDIN TAGIYEV : russe ? Non, turc sous pavillon maltais. On
pourrait continuer le jeu avec le BW SUEZ BOSTON (norvégien), L'ABIS
ALBUFEIRA (néerlandais), Le YM ULTIMATE (taiwanais sous pavillon
libérien). L'armateur allemand de l'ORIENTAL MISSISSAUGA a choisi,
allez savoir pourquoi, un manager chinois. Le vaisseau bat un pavillon qui
n'est ni en Allemagne, ni en Asie, mais aux Bermudes. Et les marins ?
Birmans, pour vous servir, et vous donner le tournis. En fait, à ce grand jeu-là, il n'y a plus de géographie. Les cartes géographiques sont brouillées. La
marine marchande et mondiale joue à saute-frontières. Le CMA CGM
LAPEROUSE, au moins, semble fleurer bon la France, puisque son nom est
français, puisque la compagnie est marseillaise, puisque son pavillon est
marseillais. Raté, ses marins sont Roumains.
La géographie nouvelle fait aussi de la politique. Je ramène quelques
marins de l'EDZARD CIRKSENA à leur navire. Le contrôle d'identité à
l'entrée du terminal est rapide, comme il l'était déjà à la sortie. Au foyer des
marins, la soirée à été bonne. Le marin me sert la main chaleureusement :
"Au revoir. Et merci de m'avoir accueilli dans ce pays libre, pas comme les
Etats Unis." La grande puissance mondiale tremble devant le terrorisme.
Rendons visite aux soutiers de la grande réduction mondiale.
Montrons patte blanche à l'entrée du port. Nous sommes badgés. Voici le
CIELO DI NAPOLI. C'est marqué dessus : il est immatriculé à Genova. On est
donc en Italie. Son échelle de coupée est engageante. Vingt marches,
cinquante pour un pétrolier plus imposant. Montons. Ouf ! On croit arriver sur
le pont. On bute sur une grille. Elle veut protéger le fier navire des pirates. La
piraterie est aussi vieille que la marine. Aujourd'hui, quelques centaines de
flibustiers Somaliens qu'on croit absents de la course autour du monde ont
décidé de se venger en transformant le ronron du commerce international en
course à obstacles. La visite à bord commence donc par cette petite protection
laide grillagée et dérisoire contre la grande piraterie internationale quand une
poignée de gueux déterminés fait trembler le monde du commerce. Un marin
souriant nous ouvre la porte. On franchit la grille, on entre en prison. C'est
raté pour l'Italie. Le marin est Indien. Il nous inscrit dans un grand registre
qui n'est pas celui du paradis. Il nous badge une deuxième fois. Si ça
continue, nous serons aussi décorés qu'un maréchal africain ! Je me présente :
"Seamen's Club”. Il envoie le message par talkie-walkie : "Seamen's
Mission”. Il a raison. Je suis en mission, c'est-à-dire en représentation
diplomatique humanitaire et amicale. Il voudrait causer. Il voudrait connaître
le prix des cartes téléphoniques. Il voudrait surtout que nos minibus viennent
le chercher le soir, pour une courte escapade hors grillage, hors prison. Mais à
la Cargo Control Room, le Chief Officer est transformé en déesse indienne. Il
est muni de six bras à droite et autant à gauche. Difficile de comprendre le
mouvement des épaules dans cette configuration. Il prend quand même cinq
secondes pour me répondre : "Nous avons la Lloyd à bord, et le Port State
Control, et encore un vetting, c'est-à-dire une inspection de la compagnie.
Sans compter les provisions qui arrivent cet après-midi". Ils aimeraient
tellement, les soutiers du monde, passer le grillage, redevenir, pour un couple
d'heures, des hommes normaux, quitter leur case de l'échiquier mondial.
Mais c'est raté pour aujourd'hui. Trop de boulot. C'était déjà raté à l'escale
précédente. Et à celle d'avant. À la coupée, le marin reprend mon badge. Au
moment de franchir le grillage, je lui dis platement : "Welcome again". Il
sourit. Son sourire est jaune. Il me répond pourtant en souriant : "Peut-être.
J'espère. Cela fait six mois que je n'ai pas mis pied à terre". Six mois que le
pion est baladé sur le grand échiquier mondial.
Le capitaine du BALTIC FREEDOM (le mal nommé, question
freedom) a de la chance, lui, et deux ou trois heures de libres. Il peut monter
dans mon minibus. Je lui demande où il veut aller. Il me répond : "Peu
importe. Où vous voulez. Je veux juste quitter un peu la ferraille du navire,
me démagnétiser". Pauvres marins mondiaux, espèce de limaille de fer de
leur navire et de la réduction commerciale mondiale.
Après deux heures de détente dans notre foyer, je ramène à leur navire
les marins pétants de jeunesse de l'ASAHI PRINCESS. Ils soupirent quand le
bus s'approche de leur navire : "Back to the hell", dit l'un d'eux en soupirant.
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Que faire, que dire ? Je lui réponds : "A demain encore au paradis !" c'est-à-dire au foyer des marins, la case paradis du jeu de l'oie mondial.
Tout au bout des trois kilomètres de quai où sont alignés les containers
colorés, juste au bord de ce qui reste de garrigue, il est un cabanon bien
marseillais, tout blanc. Il est si perdu dans cette immensité que les marins qui
le fréquentent sont d'abord déçus : si petit ! Mais ils y apprécient vite les
quelques heures qu'ils y passent hors de l'échiquier.
Le capitaine Chang pousse la porte en souriant, mais aussi en soufflant. Normal, il est clandestin, c'est-à-dire que pour atteindre notre havre, il a bravé les codes de sécurité les plus solidement établis, franchi, je ne sais trop comment, plusieurs barrières faites pour stopper net les élans du terrorisme aussi mondial que le commerce, et crapahuté quarante cinq minutes sous le soleil d'août. "C'est ma première sortie depuis la Chine. Heureusement que vous êtes tout près des navires". Bienvenue au cabanon, capitaine.
Depuis vingt cinq ans, le havre de Port de Bouc est rempli tous les soirs. Un marin vient me saluer en souriant : "Tu me reconnais ? Je suis passé ici chez toi il y a cinq ans". Je lui réponds oui, c'est évident. Depuis cinq ans, il a fait dix tours du monde, et moi, j'ai accueilli cent mille marins... Comme on est dimanche, je l'invite à la chapelle. Comme les cinq ou six mille marins qui ont déjà prié ici, je l'invite, en guise d'ex-voto, à écrire son passage sur un galet et à le déposer devant l'autel. Au beau milieu de la messe, il pousse un cri. Je le vois fondre sur le tas de galets, en extirper un, qu'il exhibe devant moi : "C'est mon frère ! Regarde les noms : tu vois, ils correspondent. On ne s'est pas toujours bien entendu. Mais on est réconciliés, et ici, aujourd'hui, on est ensemble". Pour preuve de cette réconciliation, il noue ensemble les deux galets et les dépose religieusement devant l'autel. Au pays des petits pions de l'échiquier mondial, les réunions de famille se comptent en années et en milliers de kilomètres.
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Albert, tu as terminé ta visite à Marseille en rendant hommage au
phare du Planier, un phare illustre dans le monde, disais-tu. Le phare du
Planier envoie toujours son flash de lumière dans la nuit marseillaise. Mais
dans le grand jeu de l'oie mondial, les navires cinglant vers Marseille
repèrent le point Oméga. Tu ne le contempleras d'aucune hauteur de la ville.
Vu de la terre, il reste une abstraction. C'est une coordonnée maritime, une
simple bouée qui marque l'entrée du domaine maritime de Marseille. Son
nom grec est peut-être un hommage aux Grecs qui ont fondé la ville il y a
deux mille six cents ans. Le point Oméga du port de Marseille est juste une case
dans le jeu à mille cases du commerce mondial.
Arnaud de Boissieu
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