La fabuleuse histoire du canal de Suez
Placé à la jonction de trois continents, l'Asie, l'Afrique et l'Europe, le canal de Suez est une route majeure du commerce maritime international. Il s'étend entre Port-Saïd du côté de la Méditerranée, et Suez côté Mer Rouge. Long de 162 km, il est constitué de deux sections principales, la première entre Port-Saïd et Ismaïlia est longue de 78,5 km, la seconde entre Ismaïlia et Suez mesure 83,5 km. Les deux tronçons du canal sont très différents. Au nord, un trait presque rectiligne à travers le désert, au sud, Ismaïlia, un lot de verdure à l'occidental et les lacs Amers. Inauguré il y a plus de 150 ans, sa création fut une fabuleuse et périlleuse aventure qui permet de nos jours le transit de navires toujours plus gros. Un canal quatre fois millénaire
Un homme de génie, Ferdinand de Lesseps
Une inauguration internationale
L'évolution du trafic du canal
De 1870 à 1880 la moyenne annuelle des traversées passe de 950 à 1 540, et le tonnage brut des navires croît de 1 700 à 2 100 t. Les dimensions maximum augmentent également. Le paquebot anglais Oceanic, qui transite en 1875 mesure 128 mètres de long, et le paquebot Austral 144 mètres. A partir du 1er mars 1887, les navires peuvent transiter de nuit, après avoir embarqué un projecteur électrique placé à l'avant du navire. Dans le même temps le canal n'est évidemment pas resté à ses dimensions de 1870. L'élargissement du canal à 37 m au plafond et son approfondissement à 8,50 m sont terminés en 1898. En 1908, l'approfondissement à 9,50 m correspond à un tirant d'eau maximum de 28 pieds (8,53 m). Cette année-là, quatre navires de plus de 12 000 t traversent le canal, dont l'un a 171 m de long et 24 m de large. En 1912, il y aura 66 « transiteurs » de plus de 12 000 t.
Le nombre des « transiteurs » tombe à deux ou trois par jour. Les attaques aériennes allemandes se multiplient dans l'année 1941. Les appareils larguent dans les eaux du canal des bombes et des mines parachutées. Plusieurs navires sautent et coulent. Mais après la victoire de Tobrouk en décembre 1941, l'aviation allemande n'a plus les moyens de disposer d'avions pour attaquer le canal. Le système des convois
Le croisement dans les dérivations doit s'accomplir de telle façon que le dernier navire entrant dans la dérivation ait dégagé le canal lorsque le premier navire de l'autre convoi sort, lui, de l'autre branche de la dérivation. L'appareillage de Port-Saïd ou de Suez doit donc se faire entre des heures limites. La nationalisation du canal de SuezRendre le canal à l'Egypte, la revendication n'a cessé d'agiter les gouvernements égyptiens depuis la fin du XIXe siècle. Le 26 juillet 1956, sous le prétexte du refus du financement du haut barrage d'Assouan par la BIRDD (Banque internationale pour la reconstruction et le développement), le colonel Nasser décide d'en assurer le financement par la rente du canal et annonce la nationalisation de la Compagnie du canal de Suez.La Grande-Bretagne et la France, considérant que le contrôle du canal soulève trop d'enjeux pour que sa nationalisation soit considérée comme ordinaire, se concertent pour élaborer une opération dont l'objectif est de s'emparer du canal.
La fermeture du canal pendant les guerres israélo-arabesLes guerres israélo-arabes, qui durent de 1967 à 1974, vont entraîner la fermeture du canal.Ainsi l'un des principaux axes du commerce mondial sera paralysé pendant huit ans, bouleversant notamment le transport des hydrocarbures qui vont reprendre la route du Cap, rallongeant les approvisionnements de 70 %. C'est aussi le boom de la construction navale et la course à la taille des navires.
Les travaux de modernisation du canal sont repris en tenant compte des mutations technologiques et économiques. Un nouveau canalLa fermeture du canal a en effet amené les pétroliers à s'en passer. L'allongement des rotations par la route du Cap nécessite plus de capacités : des navires plus gros sont donc construits. Le canal suit cette évolution, passant de 16 m de tirant d'eau (150 000 t) en 1980 à 20 m (240 000 t) en 2010. Mais un tiers de la flotte pétrolière de plus de 20 m de tirant d'eau est obligé de contourner l'Afrique, à moins de se décharger d'une partie de sa cargaison à l'entrée du canal d'où celle-ci est transportée par oléoduc jusqu'à la sortie. Pour les autres navires, les armateurs font un calcul de rentabilité : si le pétrole est bon marché, le détour par le cap de Bonne Espérance peut se révéler rentable.Pour renforcer l'attractivité du canal et récupérer des trafics évaporés sur des navires à fort tirant d'eau, les autorités égyptiennes décident de créer une nouvelle voie d'eau creusée sur 35 km (entre les PK 60 et 95) et de procéder à l'élargissement et à l'approfondissement sur 37 km des zones de croisement du Grand lac Amer et du by-pass d'El-Billâh. L'objectif est d'arriver à une réduction de 18 à 11 heures du temps de traversée, et de 11 à 3 heures du temps d'attente des convois Nord-Sud, du fait de la suppression des arrêts intermédiaires inévitables pour laisser passer le convoi Sud-Nord. L'élargissement du canal y autorisera également une navigation croisée et non plus alternée. Les Egyptiens pensent ainsi obtenir d'ici 2023 une augmentation du trafic, le faisant passer de 47 à 97 navires par jour, dont 45 dans les deux sens sans arrêt intermédiaire, sans toutefois renoncer au système des convois. Le chantier placé sous l'autorité de Canal de Suez (CSA) débute le 6 août 2014. Son coût est évalué à 60 milliards de livres égyptiennes (8,4 milliards de dollars). Le financement des travaux est obtenu via une souscription nationale dont 85 % des certificats d'investissement ont été placés auprès de simples citoyens égyptiens qui ont vu dans leur contribution un acte patriotique. En dépit d'estimations initiales qui fixaient la durée des travaux à trois ans, le président égyptien a ordonné de les mettre à terme en moins de douze mois. A cette fin, 400 entreprises privées et 25 000 ouvriers ont été mobilisés et ont travaillé d'arrache-pied sous la responsabilité de l'Armée. Le nouveau canal a été inauguré en août 2015. Le gouvernement égyptien table sur une augmentation des recettes de 259 %, passant des 5 milliards de dollars actuels à 13,2 milliards de dollars. Les nouvelles règles de navigationDès l'ouverture du nouveau canal l'Autorité du canal de Suez (SCA) a établi un nouveau règlement de navigation. Le transit des navires est désormais direct et se fait au rythme de deux convois, l'un vers le sud, l'autre vers le nord. Le premier part de Port-Saïd à 3 H 30, le second quitte Suez à 4 h, l'heure limite de formation des convois étant fixée à 23 h. Il existe néanmoins des dérogations, moyennant le paiement d'une surtaxe, pour les navires arrivant après 23 h.L'ancien canal à l'ouest est dédié au trafic nord-sud, le nouveau canal à l'est au trafic sud-nord.
Une rentabilité fragileUne hausse du nombre de navires a été enregistrée, 18 880 en 2019 contre 17 483 en 2015. Quant au tonnage, il a progressé pour atteindre le niveau record de 1,031 milliard de tonnes en 2019, avec un revenu de 5,8 milliards de dollars, en progression toutefois par rapport aux 5 milliards de 2016. On est cependant loin des 13,2 milliards de dollars que le gouvernement égyptien espèrait atteindre en 2013 pour amortir ses travaux d'agrandissement du canal.Pour tenir cette promesse, il doit considérablement augmenter la fréquentation du canal, qui ne dépend pas que de la seule qualité de ses infrastructures. L'amélioration des qualités du passage ne suffit pas en effet à augmenter la fréquentation du canal. Celle-ci est avant tout fonction de paramètres économiques :
Quand le prix du baril est bas, les navires ont tendance à passer par la route du Cap pour éviter les redevances de Suez. L'agence danoise d'analyse du marché des conteneurs a montré que dans ce cas la route du cap de Bonne-Espérance était plus rentable pour la plupart des lignes Asie-Europe du Nord et Asie-côte Est des Etats-Unis. En effet, si le contournement de l'Afrique allonge le trajet de quelques 6 000 milles, il a pour vertu d'éviter les droits de passage du canal de Suez, qui selon les tonnages, sont estimés entre 500 et 800 000 $. Si le prix du baril remonte, les pétroliers et les porte-conteneurs toujours pressés, repasseront par Suez où les temps d'attente sont désormais réduits. Le niveau des redevances est en effet un élément clé de l'équation. L'Autorité du canal de Suez (SCA) doit d'ailleurs régulièrement ajuster ses tarifs. En 2016 et 2017, elle avait accordé une réduction jusqu'à 45 % aux grands pétroliers ainsi qu'une réduction de 3 à 50 % pour les porte-conteneurs. En mars 2020, pour pallier le «détournement» des navires pour la route du Cap, que le prix historiquement bas du pétrole rend particulièrement attractive, SCA accorde une réduction de 6 % pour les navires en provenance d'Europe du Nord et de Méditerranée vers les destinations asiatiques. Ces rabais ne s'étant manifestement pas révélés suffisants pour endiguer la désertion de la clientèle, elle accorde en juin des ristournes allant jusqu'à 75 % pour les unités se dirigeant vers l'est à partir de la côte Est de l'Amérique du Nord, et une réduction de 17 % aux navires transportant du vrac liquide en direction de l'Asie à partir de l'Europe du Nord. Malgré ces récents rabais, le nombre de pétroliers passant par le canal de Suez en octobre 2020 a diminué de 27 %. En revanche, les passages de vraquiers ont augmenté de 24 % au cours des dix premiers mois de l'année, alors que ceux des porte-conteneurs sont en repli de 14,4 %. De 1869, date de son inauguration officielle, à nos jours, le canal de Suez a évolué en fonction des normes des navires et de la mondialisation croissante des échanges qui ont conduit à un accroissement de ses capacités. Il était encore, dans les années 1970, au gabarit de 60 000 tonnes de port en lourd (Tpl). A partir de sa réouverture en 1975, il a été adapté aux nouvelles conditions du trafic maritime mondial : des pétroliers de plus en plus volumineux, puis des porte-conteneurs aux capacités croissantes. Ainsi, le 25 octobre 2020, le CMA CGM Jacques Saadé, le plus grand porte-conteneurs du monde, propulsé au gaz naturel liquéfié, a traversé le canal de Suez en provenance de Singapour à destination de Malte et de l'Europe du Nord. Long de 400 m, large de 62 m, il transportait 20 723 conteneurs, un record mondial de conteneurs transportés sur un navire.
René TYL
membre de l'AFCAN SourcesLe canal de Suez, les dimensions d'une voie de passage stratégique, étude publiée en 2018 par Marie-Christine Doceul et Sylviane TabarlyLa rénovation du Canal de Suez s'achève, commandant Lucien Békourian, le Long Courrier, bulletin n° 114, octobre 2015 Le nouveau Canal de Suez, commandant Jean-Marie Pujo, Le Long Courrier, bulletin n° 115, décembre 2015 20 ans de mutations des routes maritimes, ISEMAR n° 190, mai 2017 La fabuleuse et périlleuse aventure du canal de Suez, La Croix, 3 avril 2018 L'Epopée du Canal de Suez, éditions Gallimard, 2018 Le canal de Suez, voie incontournable depuis 150 ans, Le Marin du 14 novembre 2019 Journal de la Marine marchande, 19 juin 2020 Le Marin, 3 mai 2020, 19 octobre 2020 Mer et Marine, 6 mai 2020 Marininfos, 16 octobre 2020 AnnexeLa traversée du canal de Suez par Henri LandierHenri Landier, peintre et graveur célèbre, après avoir navigué dans les années 1950 comme pilotin chez Schiaffino, a été élève puis lieutenant à la Société Maritime Shell. Dans son ouvrage «En mer avec Henri Landier(1)», il évoque les temps forts de ces cinq années de navigation, et en particulier la traversée du canal de Suez qui compte parmi les plus étranges qu'un marin puisse accomplir.«…Enfin on arrivait à Port-Saïd, entrée du canal de Suez. Ce dernier étant trop étroit pour que des navires s'y croisent, on y arrivait en convois organisés dont les horaires sont calculés de telle sorte qu'ils se rencontrent au niveau des lacs qui occupent la partie centrale de l'isthme de Suez : Timsah et le lac Amer. A Port-Saïd on se mettait donc au mouillage sur un coffre, dans l'attente d'instructions. C'est alors qu'on mesurait à quel point Port-Saïd marque le passage entre l'univers méditerranéen celui de l'Orient, un monde fait de sensualité et d'une autre façon de vivre. En quelques instants, le navire était pris à l'abordage par une foule bigarrée. On avait pris auparavant la précaution de tout fermer à clé car les ponts, les coursives et jusqu'aux salles des machines allaient se transformer en un gigantesque souk où se presseraient les vendeurs de loukoums et de thé, les marchands de pacotille, les artisans comme ces tailleurs qui prenaient alors vos mesures et livreraient le costume à l'escale de retour… Tous ces gens parlant le français, la situation n'en paraissait que plus étrange. Et comme avec la nuit la brise soufflait du rivage, l'air tiède s'alourdissait de parfums épicés. Au matin, chaque navire embarquait un pilote, car la navigation dans le canal est particulièrement délicate. Du fait qu'il n'existe pas d'écluse entre la Méditerranée et la mer Rouge, les différences de niveau et de température entre les deux mers produisent des courants violents et soudains. C'est au point qu'à certains endroits – qui ne sont pas toujours les mêmes – des mouvements d'eau subits empêchent le bateau de répondre à la barre, avec un temps de retard. Même si le pilote était là pour anticiper le problème, aucun commandant ne franchissait jamais l'isthme de Suez sans une petite inquiétude, car, même si un intervalle de 11 minutes était maintenu entre deux navires, il fallait parfois contrer des mouvements d'eau imprévisibles. Le canal de Suez est aussi le premier contact avec l'univers minéral qui caractérise la péninsule arabique. Le canal ayant été creusé dans le sable qui revient sans cesse, les fonds restent réduits bien que les dragues travaillent en permanence. Depuis chaque aileron de passerelle, hormis quelques fellahs au travail sur quelques terres irriguées, on ne voit que le désert - du sable et de la poussière -, à l'infini. Au bout de 4 ou 5 heures de route le pétrolier atteint les lacs. Les convois se croisent et on s'observe à la jumelle d'un bord à l'autre en quête de connaissances. Puis on repart, et après encore une demi-douzaine d'heures apparaît Suez, la porte de la mer Rouge. Alors commence l'interminable voyage autour de la péninsule arabique ». Nota : Comme le dit Henri Landier dans la dédicace de son ouvrage, nous aurions pu nous rencontrer sur les pétroliers de la Shell sur lesquels il a navigué tandis que j'étais lieutenant puis second capitaine sur ces navires à la même époque, mais pas en même temps. René TYL
Source : En mer avec Henri Landier, par Dominique Le Brun, éd. Omnibus, 2004 |