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L'escale vue par les marins


         Le 22 mai dernier était organisée la première édition de la Journée Maritime du Havre, par le Propeller Club du Havre en partenariat avec les associations du Mérite maritime, de la SNSM, de l'accueil des marins, avec le soutien de l'Union maritime et portuaire et le syndicat des transitaires du Havre.
Pourquoi le 22 mai ? Cette date a été déclarée « journée maritime » par le Sénat américain à la fin du 19e siècle.
Cette journée, placée sous le double parrainage du Cdt Hubert ARDILLON, président de l'AFCAN et du Cdt Etienne GARCIA, capitaine du Soleal, était divisée en trois parties.

Tout d'abord au Terminal Croisières où deux navires de croisières étaient en escale, le Propeller tenait sa session et avait demandé au Cdt ARDILLON de prononcer quelques mots sur le thème de l'escale vue et vécue par les marins (voir le texte ci-après).

Puis, dans les locaux de l'ENSM, le Cdt GARCIA nous a fait partager sa navigation sur le Soleal lors de son passage du nord-ouest. Un capitaine de navire enthousiaste, passionné, qui nous a raconté ses traversées « glaciaires », le tout abondamment illustré de magnifiques photographies. Sécurité est le maître mot de cette navigation, la veille auditive n'est pas un vain mot dans ces régions. Deux capitaines à bord, un capitaine « standard » et un deuxième faisant office de « pilote de glace ». Des exemples de mouillage pour aller faire un relevé de sondes avant de s'aventurer plus en avant dans un fjord vers un port. Des ours blancs, des baleines, des glaces de différentes tailles, enfin de quoi mettre des étoiles dans les yeux des quelques élèves venus l'écouter, certains lui ayant même proposé leur CV avant de partir.

Enfin cette journée se terminait par un pot à l'hôtel des Gens de Mer, pot symbolique et pour lequel toutes les associations maritimes havraises étaient représentées, au moment où l'on parle de fermeture de l'hôtel et par conséquence, de l'accueil des marins en escale.


 

L'escale vue par les marins

Sur les navires n'ayant pas de ligne régulière, tout commence par les ordres de voyage. Car il faut bien se rendre compte que le prochain voyage reste le sujet principal évoqué pendant les repas et autres moments de conversation.
Le marin se projette toujours dans le futur. C'est un besoin car le futur est un ailleurs, ailleurs que son environnement permanent, que ce soit l'environnement naturel, industriel, mais aussi relationnel.
Donc une grande attente sur ce prochain voyage, cette possible prochaine escale. Lorsque les ordres de voyage et donc les escales sont confirmés, il y aura alors un sentiment d'espoir ou de déception ou de résignation qui animera le marin pendant son travail.

Pendant ma carrière, j'ai remarqué qu'il y avait toujours un membre de l'équipage qui connaissait le pays, le port à venir, et qui était capable de raconter des histoires d'escale dans ce port. Et souvent une histoire extraordinaire, belle, heureuse, ou triste, mais toujours quelque chose de spécial, car probablement tellement exagéré.
Donc une formidable attente dans l'escale à venir. Mais nous n'y sommes pas encore arrivés. Il reste pas mal d'eau à couler le long de la coque.
Ensuite, après la période du rêve, commence la période de préparation de l'escale. A différents échelons, différents niveaux d'attente : le commerce prévu : cadence, matériel à préparer, inspection(s), quels papiers risquent d'être demandés ?

A cette dernière question, la réponse est relativement simple. Tous les papiers possibles seront demandés, et même d'autres, car de toutes façons il en manquera certainement certains.
Ah ces papiers ! C'est certainement ce qui est devenu le plus important pour le capitaine dans la préparation de l'escale. Il y a eu ces dernières années, avec l'apparition des nouveaux Codes et autres Conventions, une inflation de demandes de documents à l'arrivée du navire. Et surtout ne pas croire que l'informatique et les moyens modernes de communication favorisent un gain de temps. Bien au contraire, de plus en plus de documents, sous différentes formes, pour les mêmes renseignements. Chacun veut recevoir son propre papier. Avec souvent à la clé une amende si ce papier n'est pas rempli correctement.

Pour les membres de l'équipage qui ont l'espoir de sortir à terre pendant cette escale, se pose le problème de l'organisation.
D'abord une organisation externe : comment sortir, est-ce loin, combien cela risque-t-il de me coûter, et tout simplement serons-nous autorisés par les autorités locales à sortir. Je me rappelle d'une escale à Quingdao lors des Jeux olympiques de Pékin en 2008, où toute sortie à terre était interdite car je cite : « il y a déjà trop d'étrangers en ville à suivre les épreuves de compétition de voile ».
Et une organisation interne : la plupart des marins travaillent en quart 6on/6off pendant les escales, quand ce n'est pas aussi en mer, ce qui n'est pas très compatible avec la réglementation sur les heures de travail et de repos. Alors vais-je pouvoir m'arranger avec un collègue, avec le chef de service, avec le capitaine ?

Pour les chefs de service, l'organisation de l'escale, en fonction de ce qui est prévu pendant cette escale (soutes, vivres, travaux de maintenance, relève, inspections, visites) va l'obliger à garder du monde. Parfois pour pas grand-chose. Cette organisation risque de passer très rapidement en mode casse-tête. Surtout lorsqu'il va falloir expliquer au marin demandeur que, désolé mais non, ce ne sera pas possible de sortir à terre.

Pour illustrer mon propos, je vais vous donner un exemple. Je viens d'une navigation où refuser une sortie à terre était assez fréquent. Et pour cause. Je naviguais sur des VLCC et nous avions coutume de faire ce que nous appelions le SBM World Tour, c'est-à-dire des escales sur bouées de chargement très au large des côtes avec bien évidemment une impossibilité physique de se rendre sur cette terre qu'on ne devinait même pas à l'horizon. Lorsque le navire avait la chance – ou la malchance – de venir décharger dans un port, donc à quai, les demandes étaient nombreuses de la part de l'équipage. Mais aussi de la part de l'armement et de l'affrètement.
Une escale de VLCC à Rotterdam, ce sont deux inspections vetting, un ou des audits (ISPS, ISM, MLC), une inspection PSC, l'inspection Marpol spécialité de Rotterdam qui ne se fait qu'à 2hrs du matin, des soutes, de l'huile, des vivres, les boues à débarquer, des techniciens radar, chaudière ou autre, des visiteurs des différents services de la compagnie (armement, technique, communication, affrètement), une relève importante. On a quasiment besoin de tout le monde en permanence, on est donc dans le rouge au point de vue heures de repos et à cela il faut ajouter une surveillance accrue des heures enregistrées. Ah j'ai failli oublier : il faut aussi, même si cela peut paraître accessoire, assurer le déchargement de la cargaison. Comment dans de telles conditions autoriser les ballades à terre ?

Et pourtant cette escale qui va permettre à quelques marins du bord de sortir à terre, elle est importante. Le marin, celui qui va pouvoir sortir, ira se promener. Les escales ne sont plus assez longues pour perdre du temps en « frivolités ». Ce temps à terre sera passé peut-être dans le bruit, mais un bruit qui aura une signification de silence car bruit tellement différent de celui du bord. Cela peut aussi être un coin de silence. La pénombre d'une église, ou la lumière éclatante d'un centre commercial, mais aussi un tour dans un parc municipal. Le bonheur, lorsque l'on vient de la mer, de marcher entre des arbres, voire sur de l'herbe. Passer d'un environnement acier, à un environnement végétal donne une sensation de repos. Et puis on aura vu d'autres choses que le pont, la machine ou l'atelier, d'autres gens que les collègues. Une sorte de nettoyage des yeux, de la tête. C'est aussi l'agitation d'une ville, d'un centre commercial, pouvoir fouiller dans un rayon de cd ou dvd, l'occasion de manger autre chose, de voir des gens qui n'auront pas la même façon de vivre, de s'habiller, ni peut-être la même couleur. Le marin à terre se rempli la tête d'images et de sons, pour plus tard, lorsqu'il reviendra à son bord. Même en ayant marché beaucoup plus qu'à l'accoutumée, il ne ressentira pas la même fatigue. Il pourra aussi, pourquoi pas, se rendre au seamen's club, peut-être parler avec l'épouse, les enfants en vidéo conférence. Aller à terre repose le marin.

Mais alors me direz-vous, ceux qui ne peuvent pas sortir à terre, pour eux l'escale c'est quoi ? Et bien c'est le travail, la routine, en tout cas pas le repos.

Et c'est là qu'intervient la personne qui va, pour un moment toujours trop court, éclairer l'escale du marin. L'arrivée à bord du ou des visiteurs de navire. Ce plaisir simple, pour celui qui est bloqué à bord pendant l'escale pour cause de travail, de voir quelqu'un d'autre, de parler avec un autre visage. Recevoir des nouvelles via un journal, pas du jour, mais un journal de son pays, dans la langue de son pays. Les marins sont excessivement sensibles à ces petits signes de bienvenue. Ils se sentent ainsi rattachés à la terre. Un petit moment de discussion sur les conditions de vie et de travail à bord, et même si cela peut parfois servir aux plaintes, aux récriminations, ce n'est pas obligatoirement pour cela que ce doit être fait. Parler, simplement, raconter que le temps est long en mer, et encore plus en escale lorsque l'on ne peut pas sortir. Recevoir une petite attention d'une personne extérieure redonne un peu de vitalité au marin.

Et puis en fin d'escale il y a le départ. Avec toujours un sentiment confus. Mélange de bien-être pour ceux qui sont sortis et qui ont pu voir quelque chose ou quelqu'un d'autre, ou de résignation de repartir sans avoir pu s'échapper quelques instants, peut-être de regret d'avoir manqué quelque chose, mais aussi d'espérance sur la prochaine escale. La prochaine fois c'est moi qui sortirai, mon collègue me doit bien cela maintenant.

Cela se voit dans les yeux des marins. Ceux qui ont pu sortir, ont eu la possibilité de parler en vidéo avec la famille, ils sont allés acheter un cd, une peluche, une viennoiserie, ils vont en parler aux autres, les pas chanceux qui n'auront pas pu.

Certes la sortie à terre est une fatigue supplémentaire, car elle est prise sur les heures de repos. Mais cette fatigue est une fatigue qui repose, qui déstresse, qui fait du bien.

Un dernier mot sur les visiteurs des marins, lorsque cela est possible, suivant les circonstances et le coût, laisser quelque chose à bord pour une distribution à l'équipage, c'est comme distribuer un bonheur différé.

Je vais vous raconter deux histoires.

D'abord l'escale de Fujaïrah, au mouillage au large d'un émirat arabe à l'entrée du golfe arabo-persique. Rien de bien folichon dans cette escale qui pour certains navires en attente d'ordres peut durer des semaines. Une année je m'y suis retrouvé début décembre pour un gros mois de mouillage. Aucune possibilité de sortir à terre bien évidemment. Vers le 20 décembre une vedette de l'agence était venue le long du bord, avec différents papiers et un colis. Colis suspect car nous n'attendions rien. En fait il y avait dans ce colis autant d'objet que de membres d'équipage : casquettes, T-shirt, et autres breloques. Avec le bosco nous avions fait la distribution le soir de Noël. Tout l'équipage, sauf l'officier de quart, était réuni pour la circonstance et il fallait voir les yeux des gars. C'était un peu Noël, comme à terre.

Une autre fois peu avant Pâques, j'étais en escale à Antifer. N'habitant pas très loin, j'avais la chance de pouvoir recevoir la visite de mon épouse et de mes enfants. J'avais demandé à la maison que l'on me trouve quelques œufs en chocolat. Mon intention était de décorer les tables pour le repas de Pâques. Mon épouse avait acheté autant d'œufs que de membres de l'équipage. La nuit de Pâques, en mer, j'avais déposé un œuf devant chaque porte. Cela a eu deux conséquences. La première le lendemain matin, quasiment tout le monde est venu me trouver pour me remercier, y compris les membres de l'équipage qui étaient musulmans. La deuxième conséquence c'est l'année suivante. Nous étions presque dans la même situation, pas les mêmes gens à bord, mais l'histoire se savait et on m'en a parlé. Sans me le dire on attendait un peu la même chose.

Comme quoi, voyez-vous, l'attente du marin lorsqu'il sait qu'il y aura une escale est forte. Il y met beaucoup d'espérance. Et même s'il n'est pas en mesure de profiter de la terre, en y allant, il est important qu'il puisse en profiter d'une autre manière. Pour paraphraser Paul Féval dans le Bossu – vous savez, si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira à toi. Là il faudrait dire au marin : si tu ne vas pas à terre, la terre doit venir à toi.

Merci de votre attention.

Cdt Hubert Ardillon


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