L'arrivée en baie de Seine des premiers Liberty ships.
Souvenirs de Jean-Louis COLIN, pilote de Seine Le 12 septembre 1944, la radio annonçait la libération du Havre, et aussi l'interdiction de pouvoir s'y rendre. De nombreux cadavres reposaient dans les jardins publics et d'autres se trouvaient encore entassés dans les arbres : les autorités craignaient l'épidémie… Ce n'est qu'une semaine plus tard que mon titre de pilote me permit de franchir le barrage de police. Je parvins à découvrir un «bureau du Pilotage de la Seine», campé provisoirement dans le hall du Bureau de la Transat, demeuré debout au milieu des ruines. Deux de mes camarades embarquaient à l'instant dans une jeep américaine devant les conduire au port artificiel d'Arromanches. De là, chacun devait prendre en charge un «river sweeper» pour commencer le dragage des mines mouillées dans l'estuaire et en rivière par la Kriegsmarine. Enfin un plan signalait la position des navires coulés. En l'absence de ligne téléphonique, les matelots de l'US Navy assuraient la liaison avec son commandant, sous l'autorité duquel nous nous trouvions, ainsi que tous les services maritimes. Ce dernier, le commandant OLSEN, chef énergique et compétent, était bien décidé à remettre en état, le plus vite possible, les ports du Havre et de Rouen, devenus indispensables pour acheminer les chars américains et leur combustible, les coups de vent d'automne menaçant de disloquer les quais flottants du port d'Arromanches.
Repérer les épaves des navires coulés, ainsi que draguer les mines magnétiques présentaient les premières urgences, nécessitant notre concours. Missions qui n'étaient pas sans risque, puisque nos collègues DEHAIS et GUILLOU sur des dragueurs, puis STHALBERGER sur un Empire, durent faire appel aux coast guards pour prendre en charge ceux qui avaient été atteints par les explosions. Dernier touché, beaucoup plus tard, le 25 décembre 1945, un Liberty, piloté par KERFRIDEN, explosait à peu de distance du premier couple de bouées à l'engainement. Son nom, immortalisé par la bouée dite du CLINCH , survit dans la mémoire de générations de «Margats». Les dragueurs étaient suivis par le bateau-sonde et par le baliseur. Chargés d'établir un chenal, d'abord pour les «coasters», en attendant ensuite les types Liberty, Victory et les T2 à la silhouette imposante. La première apparition dans l'estuaire de 9 Liberty engainant à la suite l'un de l'autre, nous causa une grande joie : désormais, notre port qui paraissait ruiné, allait revivre. D'autres considérations plus matérielles nous portaient aussi à l'enthousiasme. Le commandant OLSEN, préoccupé par notre état vestimentaire au début de l'hiver, avait décidé de nous habiller de neuf, depuis les «battle dress» jusqu'aux «snow boots», sans oublier caleçons, chaussettes et même mouchoirs. Sans regret, nous abandonnâmes les chaussures à semelles de bois dans lesquelles on clapotait à la mauvaise saison. Mais l'évènement le plus marquant pour nous fût ce retour de notre ancien bateau pilote le «Georges Leverdier», parti pour l'Angleterre en juin 40 et qui revenait d'Islande où il avait fait la patrouille pendant quatre années. A son bord, se trouvait toujours notre patron, le fidèle Prigent. Il était devenu le capitaine décoré du D.S.O (Distinguish Service Order), parlant l'anglais avec son accent du Finistère. Notre bateau, que la peinture grise réglementaire rendait méconnaissable, venait, sous grand pavois, reprendre avec simplicité son mouillage devant le Sémaphore. Nous nous retrouvâmes nombreux pour embrasser son capitaine et faire, avec émotion, le «tour du propriétaire». Une odeur de thé et de cigarettes britanniques flottait dans les fonds du navire jusque dans la «chambre de veille». Nous ne devions bientôt plus la remarquer au cours des marées passées à bord à attendre les navires arrivant en convoi. Si notre sommeil était assez haché, par contre nos forces physiques étaient vite réparées grâce à la nourriture «saine et abondante». Il suffisait de voir chez nos collègues retraités, venus reprendre du service, les regards intéressés qu'ils portaient sur le déroulement de leur premier breakfast à bord. D'autres regards encore plus concupiscents s'attardaient aussi sur l'éclat insolent de nos brodequins militaires. L'US Navy nous avait absorbés : un ancien pilote de Baltimore avait été désigné pour diriger la croisière sur rade. Sous ses ordres, deux «signal men», installés dans la chambre de veille du Leverdier, transmettaient en phonie les mises à bord et débarquements des pilotes. Et leur accent yankee ponctuait inlassablement les lettres du code international (A for Able, B for Baker, N for Nobody) résonne encore aujourd'hui à mes oreilles. Très souvent nous ne quittions la passerelle d'un navire montant à Villequier que pour embarquer sur un autre qui se trouvait au mouillage en attendant de poursuivre sa descente. Beaucoup de ces navires, des L.C.T. (Landing Craft Tank), avaient été construits en série pour débarquer leur matériel après échouage de l'étrave. Ils formaient sur le parcours Southampton-Rouen une véritable noria que brumes et coups de vent ralentissaient souvent sans jamais l'interrompre. Et toujours les mêmes airs américains se répétaient, rediffusés sur les ponts des navires que l'on croisait. La guerre cependant continuait, retardant l'arrivée d'un convoi assailli par l'attaque des vedettes rapides de la Kriegsmarine ou par le tir des batteries allemandes installées sur les îles Anglo-Normandes. Cette menace enlevait beaucoup de son importance aux échouages ou abordages survenus dans la brume ou sous les grains de neige, très fréquents au cours de cet hiver. En tout cas, elle contribuait à maintenir le sang-froid des équipages en toutes circonstances, côté bénéfique de cette époque dangereuse. Enfin, tous les feux de navigation à terre ayant été détruits par les Allemands, la nuit se passait obligatoirement au mouillage. C'est ainsi qu'au soir de Noël, les habitants de Quillebeuf virent entrer dans leur église nombre d'officiers, de matelots américains dont les navires se trouvaient au mouillage de la Corvette. Jamais quête n'avait rapporté autant de dollars et jamais le son des cloches (redevenu une nouveauté) n'avait été accompagné de tant de sirènes de navires. De temps à autre les hasards du métier nous permettaient de passer une soirée au Havre. Dans le dédale des ruines, un sentier conduisait du sémaphore à ce qui avait été la place de l'Hôtel de Ville. J'avais alors l'impression de passer du monde des combattants à celui des civils, encore bien pitoyable. A ce long et dur hiver succéda le «printemps de la Victoire» et la fin d'une tranche de vie pour les Margats et Perroquets de cette époque.
Jean-Louis COLIN
Pilote de Seine Transmis par René TYL |