Diélette, une mine sous la mer.
En août 1956, j'embarquais comme radio sur le m/s NÉRÉE, capitaine Thomas, dit « Le Grand Thomas », après un très court passage de huit jours comme élève sur le s/s DANAÉ avec un voyage de «brûlé» Caen-Dordrecht-R'dam-Caen. Après deux ou trois rotations sur Flixborough, avec retour par R'dam, la «Navale» nous envoya charger du minerai de fer à Diélette à destination de Cardiff. Je me souviens de ce voyage : la prise des coffres sous l'arrivée du téléphérique, les deux grosses chaloupes des lamaneurs, le moteur toujours prêt à être lancé, les bennes suspendues sur plusieurs centaines de mètres, les manœuvres pour présenter les cales sous les goulottes par lesquelles dévalait le minerai, le petit tas laissé en fond de cale. Un "fer à repasser" Aristée ou Nérée, amarré sur les coffres, en chargement à Diélette
On avait fini le chargement, on larguait tout, en avant doucement, une petite houle balançait un NÉRÉE bien bas sur l'eau. Un petit coup du cul du bateau ? Une légère embardée ? Un bruit venant des hauts, des morceaux métalliques qui tombent sur l'aileron ; c'est l'antenne du radar, un Decca-SFR 501, placée en abord, à tribord, sur le portique arrière, qui a touché probablement une poutrelle saillante de la plate-forme de chargement. Il n'y a pas grand-chose à faire : l'envelopper avec un morceau de prélart, l'assurer avec quelques tours de ligne, et en route sur Cardiff, en espérant un temps clair et clément. Il le fut, ce qui me permit de démonter et descendre ce qui restait accroché, protéger les sorties des câbles électriques. Quand nous revînmes à Caen pour charger au Nouveau Bassin un lot pour Flixborough - 15 pieds 6 pouces -, Saint-Jore, de la C.R.M., nous attendait avec une antenne toute neuve, que nous montâmes dans la journée. Cela me valut ma première prime de fin d'année de 5 000 (anciens) francs, une faveur, avant que ne s'applique, en 1970, le 13e mois pour tous. L'ORIGINE DE LA MINE DE DIÉLETTEDes navigateurs s'étaient aperçus dans les temps lointains que leur compas, dans les parages du port de Diélette, présentait des déviations, dues à la présence probable de masses ferreuses.En 1856, des ingénieurs des Mines reconnaissent sur l'estran, juste sous la pointe de Guerfa, des affleurements de filons de minerai de fer, qu'ils reconnaissent comme riche. En 1857, la société des Forges de Denain & Anzin, associée à la société La Providence de Hautmont & de Montadaire, obtient un permis d'exploitation, avec l'obligation de prospecter jusqu'à moins 40 mètres. En 1859, M. Bérard, ingénieur à Cherbourg, se substitue aux sociétés du Nord. Afin de prospecter, il fait creuser, au bas de la falaise, là où apparaît du minerai, visible à la basse mer, un puits couronné d'un cylindre en fonte, de fort diamètre, formant cuvelage, fermé hermétiquement par une tape en acier. Un tuyau de belle hauteur, jamais couvert par la mer, permet de l'aérer. La tape fermée, les mineurs peuvent continuer à travailler, même à la pleine mer ; on évacue le minerai à marée basse. On imagine les conditions de travail ! La production fut infime, on dit 150 tonnes. En 1865, ayant démontré la viabilité de l'exploitation de la mine, il obtient sa concession et est autorisé à créer un dépôt de 6 300 m2, pour stocker le minerai. Celui-ci pour l'instant ne peut être évacué que par des wagonnets, sur une voie étroite qui rejoint le port de Diélette où il est chargé sur des petits caboteurs : bricks ou goélettes. On sait que la mine périclite très vite. En 1877, elle est reprise par la société anonyme des Mines de Diélette, qui comprend quelques intérêts anglais. Le puits d'extraction est transporté à l'anse Guerfa, puis à la pointe de la Cabotière où l'on creuse un puits de 90 mètres dans le granite. Un travail immense, mais les espoirs le sont aussi, car l'on compte pas moins de six affleurements de minerai sur le platier, sans compter les couches qu'on supposait trouver plus au large, sous la mer. En 1884 la S.A. des Mines de Diélette est remplacée par les Mines de la Manche, qui ferme en 1892. Il semble que le problème soit encore celui de l'évacuation du minerai. PROFIL DE LA MINE DE DIÉLETTEPour visualiser, expliquer les défis auxquels sont confrontées les sociétés qui exploitent la mine, il faut se référer à la distribution des couches de minerai.Elles se présentent comme des vagues de magnétite, aux flancs escarpés, quasiment à la verticale, relativement rapprochées dans la zone exploitée, coupées par des failles. Plan de la mine de Diélette montrant en particulier la disposition des couches de minerai. On voit pourquoi l'exploitation du site a été aussi difficile : d'abord creuser deux puits d'accès dans 130 mètres de granite, puis les travers et enfin travailler des veines de minerai très pentues ou quasiment verticales, ce qui interdit l'usage de gros moyens mécaniques. On voit qu'en dessous de 130 mètres et au-delà d'une distance de 500 mètres à partir du puits, les couches se font plus distantes, donc l'exploitation n'est plus rentable. 1) couche de minerai (en noir) 2) granite 3) faille directionnelle 4) faille transversale 5) pendage Sur le plan on compte six strates, peut-être sept, descendant jusqu'à moins 130 mètres. Au-delà de la zone, elles semblent plus espacées, donc moins rentables. Elles ont une épaisseur de 2 mètres 50 à 4 mètres, parfois 10 à certains endroits. Ce n'est guère une configuration facile pour travailler avec de gros excavateurs mécaniques. Pour atteindre les couches, il faut descendre par un puits profond et à partir de celui-ci établir des galeries horizontales, ou travers, s'étendant sur toute la largeur de la mine. On attaque les veines de minerai du bas vers le haut, en agrandissant la cavité, pour le faire descendre par gravité dans le travers, par lequel il est évacué par wagonnets sur voies étroites, jusqu'au puits et à l'ascenseur. Les ébranlements des coups de mine, induisent des failles dans la roche, le plafond des veines, où elles sont proches du sol marin, se fissure. De gros ruissellements d'eau de mer font que la mine serait envahie si on ne pompait en permanence. Pour qu'elle devienne un projet industriel, il faudra de gros moyens, que seuls une société ou un homme, disposant de gros capitaux, seront capables de mener à bout. L'ENTRÉE DE THYSSENEn 1907, après quinze ans d'abandon, la société des Mines et Carrières de Flamanville reprend l'affaire. Derrière ce nom bien local se cache un repreneur d'une autre envergure que les précédents : le baron Fritz Thyssen, de la famille des maîtres de forges de la Ruhr, parent d'August Thyssen, celui qui a acheté, par ses sociétés ou des commandités, plusieurs mines de fer du Calvados et s'apprête à construire à Caen les Hauts Fourneaux. Il prend 84% des actions de la société.Les réserves de minerai sont estimées à 30 millions de tonnes. Il ambitionne d'en produire 200 000 à 300 000 par an. Pour cela, il met de gros moyens en place, avec des investissements colossaux : une usine électrique avec deux turboalternateurs à vapeur, d'une puissance unitaire de 1 000 kW, sous 650 Volts ; ils alimenteront les ascenseurs, les pompes, les compresseurs d'air…
Un chevalement en béton avec un ascenseur permet à deux berlines de descendre dans le granite sur 130 mètres pour le puits principal. Par un puits de secours, on amène l'air comprimé, les colonnes des pompes d'épuisement et il permet d'évacuer le personnel en cas d'urgence. Thyssen propose également de créer une ligne ferrée jusqu'à la gare de Couville pour acheminer le minerai vers Cherbourg. Pour mener à bien son projet, il fait venir d'Allemagne des ingénieurs et des techniciens. Les mineurs et les ouvriers, près de 450, sont pour les deux tiers des Français du Nord, du Pas-de-Calais et des bassins houillers du centre de la France et pour un tiers des étrangers, en particulier des Espagnols. Cette main-d'œuvre n'est pas sans poser un problème dans une région agricole, peu industrieuse ou ouvrière. Les bagarres sont fréquentes entre Français et étrangers, des morts sont à déplorer. Et il faut loger tout ce monde : ingénieurs et ouvriers. Après avoir loué les quinze chambres des hôtels de Diélette, mesure insuffisante en face des besoins, Fritz Thyssen fait construire une pension-cantine où il loge et nourrit, avec de bonnes conditions d'hygiène, pour 2 francs 50 par jour, moins cher que partout ailleurs. Mais le régime est « sec », pas de vente ni de vin ni d'alcools. L'accueil fait par les ouvriers n'est guère enthousiaste, à peine 30 places occupées sur les 100 offertes. Le paternalisme patronal rhénan trouve ici sa limite. En ce qui concerne le problème des infiltrations d'eau de mer, un rapport de l'ingénieur des Mines, chargé du suivi des travaux et de la réception des installations, signale toujours ce problème. Il préconise des injections de ciment dans les failles. Il signale aussi que les durées de travail et de repos des mineurs ne sont pas observées et enjoint fortement la société à y veiller. En 1914, à la déclaration de la Grande Guerre, les travaux ne sont pas encore entièrement terminés et on a juste pu charger un seul vapeur. LA MINE ET LES ALLEMANDSLa présence d'ingénieurs et techniciens allemands, la mine passée dans les mains d'un magnat de l'industrie allemande, soulève des mouvements divers dans le pays, soit localement, soit nationalement.Ainsi en 1913, le « Journal de Valognes », journal patriote, parle d'un « Cotentin allemand », évoque la possibilité de la construction d'un « Gibraltar allemand », destiné à contrôler la Manche et servir de base à des sous-marins. Léon Daudet, le polémiste droitier et nationaliste, va dans le même sens en désignant la construction du wharf comme la première phase de l'édification du port en eau profonde d'une base allemande. Jaurès s'en mêle en écrivant dans l' « Humanité » contre l'accaparement des richesses françaises par le « grand capital allemand ». En 1914, après la déclaration de guerre, la mine est mise sous séquestre et gardée par des militaires. Les saisies effectuées dans le bureau du directeur démontrent que les fantasmes énoncés ci-devant ne reposaient sur rien de sérieux, et que seule l'extraction du minerai de fer était le but de l'acquisition de la mine. De plus, elle a fourni du travail ! LA MINE ENTRE LES DEUX GUERRESAprès l'Armistice de 1918, il faut d'abord régler la mise sous séquestre des biens allemands.En 1927, le puits, envahi par la mer, est rouvert après l'épuisement des eaux et d'importants travaux. En 1928, on signale que l'installation d'un quai de chargement en mer échoue. Le caisson préfabriqué part à la dérive au cours de son positionnement et dans une mauvaise mer sombre par 40 mètres de fond. Avec la crise de 1930, en 1933, la production industrielle baissant fortement ainsi que la demande, elle arrête son activité. Elle reprendra en 1937, juste pour s'interrompre trois ans plus tard avec l'occupation allemande. DE LA LIBÉRATION À LA FIN DE L'EXPLOITATIONPendant les quatre ans que dura l'occupation, la mine fut laissée à l'abandon.En août 1951, la Nouvelle Société des Mines de Diélette, sous la gérance de la Société des Mines et Produits chimiques de May-sur-Orne, entreprend une difficile remise en production. La mine est noyée, les infiltrations d'eau de mer atteignent 1 000 m3 par jour ; il faut renforcer les moyens de pompage, de grosses pompes sont acheminées des mines du Nord. Elle n'emploie alors, au fond et en surface, pas plus de 150 mineurs ou ouvriers. En 1957, la production est à son maximum avec 150 854 tonnes, exportées pour plus des deux tiers vers la Grande-Bretagne, le reste vers Emden (R.F.A.). Quand on fait le bilan de la production de la mine entre 1911 et 1962, on s'aperçoit qu'elle a sorti du minerai à peine sur la moitié de cette période, et ce n'est que dans les années 50 qu'elle a eu un semblant de production stable, avec environ une moyenne d'un peu plus de 120 000 tonnes par an. Ce n'est pas glorieux ! À partir de la fin de 1957, le minerai n'est plus chargé au terminal de Diélette, mais convoyé par des camions et stocké à Cherbourg, d'où il est chargé sur les navires. Un coût supplémentaire qui alourdit son prix. La mine ferme définitivement en 1962, les mineurs sont licenciés. Certains trouveront du travail dans d'autres mines de l'Est de la France, d'autres sur le chantier de construction à venir de l'usine atomique de La Hague. CE QUI A DÉTERMINÉ LA FERMETURE DE LA MINELe minerai de fer de Diélette, même s'il est coûteux à extraire et à enlever, est un minerai riche, comparable au minerai suédois de Kiruna.Mais au début des années 1960, on a trouvé des gisements considérables d'un minerai aussi riche, tel celui de la Miferma, en Mauritanie, que l'on exploite en surface, que des trains de 7 000 tonnes amènent à Nouadhibou (Port-Étienne), qui sont chargés sur des minéraliers de 20 000 à 30 000 tonnes, en attendant les mastodontes de 150 000 à 300 000 tonnes, qui les transportent, pour un taux de fret insignifiant, vers une sidérurgie sur l'eau aux installations gigantesques, qui reçoit le charbon de la même façon. Les hauts fourneaux sont spécialisés pour recevoir une catégorie de minerai de fer, le traiter et fabriquer un certain type de fonte ou d'acier. L'apport de Diélette devient un «échantillon » dans la masse des minerais africains, canadiens ou brésiliens. Donc il n'intéresse plus. Le terminal en mer de Diélette se trouve à proximité du Raz Blanchard, avec des courants violents, l'amarrage ne peut s'effectuer qu'à la pleine mer, avec de faibles coefficients de marée ; il n'y a pas de remorqueur pour aider à prendre les coffres. Il faut devoir larguer « tout » au moindre clapot, même si le navire n'a pas fini de charger, qu'il soit sur le nez ou sur le cul. POUR FINIR !Chargement d'un "Danaé" ou "Egée" dans les années 1950. Ce jour-là, il faisait un temps idéal : mer plate et peut-être une petite houle de 50 cm.
Je retournai une seconde fois à Diélette, en 1957, sur le s/s Chloé. Pas entièrement chargé, il fallut dérader et terminer le chargement à Cherbourg. Quand nous entrâmes dans le bassin, il fut placé une petite grue à vapeur à benne manuelle entre nous et le quai. Nous mîmes deux ou trois jours pour charger quelques petites centaines de tonnes. Cela ressemblait quelque peu aux cartes postales où l'on voit les premiers vapeurs de la Caennaise charger du minerai de fer au bassin Saint-Pierre. Si la charge du grutier-chauffeur en «11 degrés» - c'était alors le degré du mélange Algérie-Midi - augmentait bien en cours de journée, la pression de vapeur diminuait d'autant. À quinze heures, c'était l'extinction des feux et la fin du «shift». Je ne me souviens plus exactement pour quelle destination nous avons appareillé. Je crois que ce fut pour Emden. François Chailler
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