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Contribution à la réflexion
du Conseil Supérieur de la Marine Marchande



Nous remercions Monsieur Dominique Laurent qui nous a autorisé à publier le texte ci-dessous, présenté lors de la séance du 15 Février 2006 devant le Conseil Supérieur de la Marine Marchande.

Un enseignement maritime supérieur moderne pour accompagner l'emploi maritime

       Pour accompagner une politique d'emploi maritime volontariste, la profession a besoin d'un enseignement maritime supérieur moderne et de bon niveau. Pour cela l'outil de formation des officiers constitué de quatre Écoles Nationales de la Marine Marchande 1 (ENMM), doit être profondément réformé ; cette réforme ne peut ignorer la tendance actuelle à la réduction de la dispersion de l'enseignement supérieur en France.

       La loi du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales qui fait désormais des Écoles de la Marine Marchande (EMM) des établissements régionaux d'enseignement supérieur, intervient au moment ou d'autres raisons vont amener une évolution statutaire des deux corps de professeurs "maritimes" qui soutiennent le fonctionnement de ces écoles.

       Les circonstances externes (RIF, cluster maritime français) et internes (évolution statutaire des écoles et des corps enseignants) se conjuguent pour être l'occasion de transformations audacieuses mais nécessaires, pour une évolution vers un enseignement maritime moderne, ouvert et de rayonnement européen, en cohérence avec la place que souhaite occuper la France maritime en Europe et auprès de l'Organisation Maritime Internationale. Mais la conjugaison de ces circonstances qui n'ont pas de corrélation entre elles porte également en elle-même le risque d'une déstabilisation de notre système de formation maritime, si les réformes nécessaires ne sont pas traitées dans leur globalité.



La "sphère maritime" a besoin d'un enseignement maritime supérieur ouvert et performant

       Sans parler du contexte mondial que l'on sait de pénurie d'officiers de la marine marchande 2, trois axes argumentaires devraient donner consistance à la réflexion sur l'évolution de l'enseignement maritime : d'abord au niveau européen, les conclusions du Conseil de l'Union Européenne pour "stimuler les perspectives d'emploi dans le secteur maritime", ensuite au niveau national, la dynamique autour du cluster maritime français suscitée par l'Institut français de la mer, enfin la tendance générale de l'enseignement supérieur en France, à éviter la dispersion des moyens et des compétences, pour constituer des masses critiques qui permettent la création de pôles de compétence.

       Le Conseil des Transports de l'UE a adopté le 5 décembre 2005 des conclusions sur les moyens de stimuler les perspectives d'emploi du secteur maritime. Le Conseil part d'un premier constat, la diminution globale du nombre de marins actifs de l'UE, qui pourrait constituer une menace à long terme pour la préservation du savoir-faire, tant à bord des navires que - par voie de conséquence - pour les industries européennes à terre ; cette diminution est en partie imputable au déficit d'image des transports maritimes dans l'opinion publique. Il est relevé par ailleurs que les gens de mer évoluent souvent d'un service en mer actif à un emploi à terre qui nécessite une expérience dans le domaine maritime, ce qui indique que les jeunes pourraient être encouragés à envisager toute leur carrière dans le secteur maritime.

       Devant cette menace de perte de savoir-faire en mer ou à terre, la formation et l'éducation sont identifiées comme des enjeux déterminants : les pays membres sont encouragés à organiser la fluidité entre les métiers maritimes, en donnant aux établissements de formation maritime, actuellement concentrés sur la formation des officiers, leur "cœur de métier", vocation à élargir leur champ de compétence vers le secteur para maritime.

       Dans la même logique, la création de pôles d'activité touchant à la "sphère maritime" (maritime cluster) est également encouragée par le Conseil de l'Union. Dans ce sens, les clusters ont vocation à favoriser la synergie dans laquelle "... les sociétés du secteur maritime exerçant leur activité à terre travailleraient en partenariat avec les compagnies maritimes, afin de promouvoir leur intérêt commun, notamment les besoins à long terme en matière de qualification ... ". Pour cela, les clusters maritimes devraient permettre de recenser ou de prévenir les pénuries de qualification ou les déficits en main d'œuvre qualifiée, puis de "mettre en place des plans d'action visant à garantir que des formations souples et abordables sont disponibles pour couvrir ces besoins".

       Enfin, la profession a besoin d'un enseignement maritime supérieur moderne, réactif et du meilleur niveau, ouvert sur l'ensemble des métiers maritimes et à l'international, cultivant les partenariats avec son environnement pour créer des synergies performantes.

       Cette performance et ce niveau ne peuvent être atteints que si les écoles atteignent une taille critique qu'elles n'ont pas aujourd'hui. Faut-il qu'au moment où il se réforme, l'enseignement maritime ignore l'évolution actuelle de l'enseignement supérieur - Loi d'Orientation et de Programmation de la Recherche et de l'Innovation (LOPRI) - qui amène les universités ainsi que les 250 écoles d'ingénieurs et les 200 écoles de commerce françaises à se regrouper dans des Pôles de Recherche et d'Enseignement Supérieur (PRES) pour atteindre précisément cette masse critique ?


L'enseignement maritime actuel n'a pas évolué et s'est marginalisé

       Aujourd'hui, cette ouverture des ENMM vers le secteur para maritime n'est pas inscrite dans leur vocation.

       Certes, les écoles, de leur propre initiative ou aiguillonnées par les armements qui les entourent, ont commencé à prendre ici ou là le chemin de cette mutation, en faisant parfois des contorsions pour s'affranchir d'un statut qui ne le leur permet pas, mais ces évolutions ne s'inscrivent pas dans un projet d'avenir de l'enseignement maritime.

       Le professionnalisme des ENMM, leur connaissance du milieu maritime, le fait que leurs professeurs aient tous une expérience avérée du métier, sont autant d'atouts pour unir ces compétences rares à celles des universités ou d'autres écoles supérieures professionnelles, dans le but de mettre en place des formations originales et répondant, de la façon la mieux adaptée, aux besoins de la profession.

       Mais dans l'état actuel des choses, les écoles restent concentrées sur leur cœur de métier. D'ailleurs, par rapport à ce cœur de métier, l'appréciation de la profession maritime sur les écoles (armateurs, représentants syndicaux et associations d'officiers) est globalement positive : si des améliorations sont nécessaires sur certains points 3, les officiers sont jugés correctement formés et le débouché à la sortie des écoles est actuellement assuré ; en outre et traditionnellement, une forte proportion de jeunes officiers se reconvertit facilement à terre après une courte carrière en mer, en particulier dans le para maritime.

       Cela permet de dire que la formation dans les ENMM est, somme toute, efficace.

       Cependant, le statut et le mode de fonctionnement des ENMM 4, inchangés depuis 1958, n'ont pas suivi les évolutions qui, dans les dernières décennies, ont permis aux autres écoles supérieures professionnelles de s'adapter aux évolutions de la société : Il en résulte qu'une mutation profonde est nécessaire ; cette évolution devrait porter essentiellement sur les points suivants :        Il convient d'ajouter que ces questionnements ne sont pas nouveaux et préoccupent depuis longtemps les personnels des écoles. Si la nécessité d'une évolution est admise, elle suscite de l'inquiétude, voire un certain désarroi chez les personnels qui constatent que tout bouge sans que l'on sache très bien où l'on va. L'annonce de la régionalisation des écoles, les incertitudes et les lenteurs des évolutions statutaires, les bruits récurrents de fermeture de sites sont autant d'interrogations qui n'ont pas encore reçu de réponse satisfaisante.

       L'objectif d'une réforme de fond de l'enseignement maritime ne pourra être atteint que si elle se fait dans la concertation, en particulier avec les enseignants qui sont concernés au premier chef.


Trois axes de réforme de l'enseignement maritime supérieur

Préalablement à toute évolution, il est nécessaire de donner des réponses aux interrogations fondamentales pour l'avenir des ENMM :        Avant d'entamer la réflexion nécessaire, une réponse partielle est apportée par la loi n°2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales. Aux termes de l'article 94 7 de cette loi, les écoles ne sont plus des établissements publics nationaux mais constituent simultanément des établissements publics régionaux (EPR) et des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel 8 (EPSCP). Les ENMM font ainsi exception car aucun autre établissement d'enseignement supérieur n'est transféré aux régions.

       La question centrale est celle de la vocation de l'enseignement maritime de demain. Le statut d'EPSCP voulu par le législateur ancre désormais clairement les écoles de la marine marchande dans l'enseignement supérieur avec ce que cela implique en terme d'autonomie, de diversification des formations, en ouverture vers la recherche et à l'international. La diversification des formations vers le para maritime a déjà été initiée par les écoles avec des réussites tels un mastère de management maritime international à Marseille 9 ou un master d'université de sécurité maritime 10 à Nantes. Des partenariats avec les instituts ou industries qui les entourent devraient permettre aux écoles de la marine marchande d'apporter leur savoir-faire à la mise en place de formations de haut niveau dont les entreprises maritimes ont besoin ; des voies sont à explorer comme par exemple celles des métiers d'expert maritime ou d'ingénieur d'armement de compagnies maritimes dont les formations n'existent pas aujourd'hui.

       La recherche, sur laquelle doit s'appuyer un enseignement "supérieur", est aujourd'hui embryonnaire dans les écoles. Elle devrait se développer sur les mêmes synergies en ciblant les domaines dans lesquels l'enseignement maritime a une incontestable légitimité ou valeur ajoutée. Ces domaines ne sont pas nombreux mais aujourd'hui inexplorés en France ; ils concernent notamment la sécurité et la sûreté maritime, les domaines liés à la conduite du navire (bridge team management, analyse des accidents et événements de mer, prévention des abordages ...) ou d'autres liés au shipping. Enfin, l'ouverture à l'international et les partenariats ou jumelages avec les académies maritimes étrangères doivent être développés. A cet égard, le succès espéré du RIF devrait donner aux écoles une mission naturelle liée à la formation et à la qualité des marins étrangers employés sous pavillon français ou sous contrôle d'armements français. Actuellement, il n'existe pas de politique concertée d'emploi des marins étrangers sous notre pavillon, en particulier des officiers, et la diversité des nationalités employées rend illusoire le contrôle, voire l'appréciation, de leur qualification 11. Si demain, à l'instar de ce que font la plupart des pays maritimes de l'OCDE, se mettait en place une telle politique, entraînant le choix d'un nombre limité de pays partenaires avec lesquels désormais les armateurs français fonderaient leur gestion des ressources de marins étrangers, une mission nouvelle de l'enseignement maritime pourrait être d'accompagner cette politique, en apportant son expertise dans la mise à niveau et le maintien à niveau des académies maritimes étrangères avec lesquelles seraient créés des liens dans ce cadre 12.

       Ces évolutions impliqueront des réformes articulées autour de trois axes :
  1. Le statut des écoles pour permettre une définition élargie de leurs missions et une autonomie financière et pédagogique propre à l'enseignement supérieur ; à cet égard, le choix de la régionalisation des ENMM induit par la loi du 13 août 2004 limite le champ des évolutions possibles.
  2. Le re-dimensionnement de l'outil de formation, justifié davantage par la nécessité de concentrer les moyens humains pour développer les compétences sous-tendues par un positionnement résolu dans l'enseignement supérieur, que par des économies d'échelle et de moyens matériels ; la recommandation est de réduire le nombre de sites d'enseignement. La concentration de la formation maritime, aujourd'hui dispersée, est un facteur important d'identité et de rayonnement de notre enseignement maritime, autant en France qu'à l'étranger.
  3. La nécessité de diversification du corps enseignant et de réforme du cadre d'emploi des deux corps actuels de professeurs maritimes (PEM et PTEM). La réflexion sur l'évolution des statuts des enseignants est rendue très urgente par l'intention, affichée par le ministère de la défense, de mettre en extinction le corps des professeurs de l'enseignement maritime (PEM), corps militaire qui constitue la colonne vertébrale des ENMM : la réforme inéluctable du corps des PEM ne doit pas être dissociée d'une réflexion globale sur le corps enseignant.
L'évolution nécessaire de l'enseignement suscitera naturellement des oppositions...

Pour mener à bien ces évolutions, on ne pourra pas faire l'économie d'une réflexion de fond sur des questions sensibles : ... mais les décisions pourront s'appuyer sur une profession ouverte aux évolutions

       Cependant, les consultations qui ont déjà été menées sur ces sujets ont montré que la profession (armateurs, syndicats et association d'officiers) était ouverte à des évolutions importantes.

       L'article 94 de la loi de décentralisation suscite une certaine incompréhension et, même si le passage aux régions ne soulève pas les passions, la perte du statut national est perçue négativement, comme un déclassement des écoles.

       Concernant le nombre des écoles, l'opinion est plus nette : même si les armements sont, en fonction du lieu de leur siège, attachés à l'ENMM qui leur est proche, la dispersion sur quatre sites leur paraît anti-économique. Cet avis est partagé par les représentants syndicaux d'officiers rencontrés.

       Du côté des enseignants, tout en étant très attachés à l'école dans laquelle ils sont affectés, ceux-ci sont majoritairement favorables à un regroupement des écoles, qui mettrait fin au sentiment d'isolement qu'ils peuvent ressentir dans une structure trop petite et qui leur permettrait de constituer des équipes dans lesquelles ils pourraient se spécialiser ; ils y voient la voie vers un travail plus intéressant et valorisant.

       C'est donc en s'appuyant sur un dialogue avec la profession dans un contexte de développement de l'emploi maritime que pourra être partagée la conviction de la nécessité de ces mutations profondes.


Traiter le problème dans sa globalité

       Les trois axes de recommandations constituent un tout. Même si certaines mesures seront plus difficiles à prendre que d'autres, en particulier la suppression de telle ou telle école, il est important, pour convaincre, que chacune de ces mesures soit inscrite dans un dessein d'ensemble : construire un enseignement professionnel maritime et para maritime supérieur ouvert et de haut niveau.

       Un traitement au coup par coup des problèmes risque de compromettre l'avenir même de l'enseignement maritime supérieur français déjà soumis à la concurrence des pays voisins.

       En l'absence d'une vision globale, la régionalisation pourrait accroître l'isolement des écoles et engendrer une perte d'identité. Face à de faibles effectifs, une région pourrait être tentée d'utiliser les locaux et les équipements pour des formations totalement étrangères au monde maritime.

       Les conséquences de ce manque d'approche globale pourraient être encore plus néfastes dans le cas de la mise en extinction précipitée du corps des PEM qui, rappelons-le, assurent des taches d'enseignement, de direction, d'inspection et de pilotage du système éducatif maritime français. Le tarissement du recrutement et le départ anticipé des meilleurs éléments ne fragiliseraient-ils pas considérablement le système tout entier ?

       Un débat est nécessaire : il ne pourra être productif que si le projet est connu dans sa globalité et l'on ne pourra pas faire l'économie d'une vraie réflexion.


  Dominique LAURENT,
Inspecteur général de l'enseignement maritime


  1. ENMM du Havre. ENMM de Saint-Malo, ENMM de Nantes et ENMM de Marseille
  2. The Worldwide Demand for and Supply of Seafarers - BIMCO/ISF manpower 2005 update
  3. notamment sur les compétences du niveau de direction (management, sécurité) et sur le niveau général d'anglais.
  4. Les ENMM sont des EPA (loi du 18 mars 1958) dotés de l'autonomie financière mais placées sous tutelle forte de l'administration centrale.
  5. PEM : Professeur de l'Enseignement Maritime, corps militaire de la Marine Nationale ; PTEM : Professeur Technique de l'Enseignement Maritime, corps civil de catégorie A.
  6. GE-CFDAM ; Groupe-écoles, centre de formation et de documentation des affaires maritimes.
  7. Article 94 de la loi n°2004-809 du 13 août 2004 relative aux libertés et responsabilités locales :
    1. Le chapitre VII du titre V du livre VII du code de l'éducation est intitulé : "Les écoles de la marine marchande".
    2. L'article L 757-1 du même code est ainsi rédigé :
    3. "Art. L 757-1. - Les écoles de la marine marchande ont pour objet de préparer aux carrières d'officier de la marine marchande. Elles constituent des établissements publics régionaux et relèvent, sous réserve des adaptations fixées par le décret en Conseil d'État prévu au dernier alinéa, des dispositions des articles L 715-1 à L. 715-3. "Les régions intéressées participent au service public de la formation des officiers de la marine marchande et des personnels appelés à des fonctions techniques, de sécurité et de sûreté en matière maritime et portuaire, en prenant en charge le financement du fonctionnement et de l'investissement des écoles de la marine marchande, à l'exception des dépenses pédagogiques prises en charge par l'État. Par convention avec l'État, elles assurent les formations des personnes appelées à des fonctions techniques, de sécurité et de sûreté en matière maritime et portuaire. "L'État fixe les conditions d'accès aux formations des officiers de la marine marchande, ainsi que des personnels appelés à des fonctions techniques, de sécurité et de sûreté en matière maritime et portuaire. Il détermine les programmes de formation, l'organisation des études, les modalités d'évaluation des étudiants. Il délivre les diplômes ou les attestations suivant la nature de la formation. "Les règles d'administration des écoles de la marine marchande sont fixées par décret en Conseil d'État."
  8. EPSCP : statut d'EPA propre à l'enseignement supérieur (réf. Code de l'éducation)
  9. en partenariat avec la CCI de PACA et la compagnie CMA GGM
  10. en partenariat avec le Centre de Droit Maritime et Océanique (CDMO) de la faculté de Droit et le GE-CFDAM
  11. En 2004 (chiffres 2005 non disponibles), les marins étrangers employés par des armements français, sous registre 'bis' ou sous registre étranger, appartenaient à 14 nationalités (dont 4 UE) pour ce qui concerne les officiers, et à 23 nationalités (dont 2 UE) pour ce qui concerne le personnel d'exécution !
  12. Une telle orientation serait en outre dans le droit fil des recommandations de l'OMI (Convention STCW)
  13. Académie de Warsash/Southampton en Grande-Bretagne, Académie d'Anvers en Belgique, Académie de Hambourg en Allemagne…


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