La société Viking, bien connue des navigants pour toute une gamme de matériel de sauvetage, a créé un nouveau concept d'embarcation de sauvetage à destination des navires transporteurs de passagers. L'ensemble est tellement nouveau qu'il ne «rentre» dans aucune législation existante et que la mise en place de systèmes en démonstration sur des navires en construction doit s'accompagner d'exemptions réglementaires au cas par cas. Néanmoins il obtient des certifications de l'ABS et de l'État danois (quelle surprise!).
Le principe en est : la mise à l'eau d'un ensemble de radeaux motorisés, gonflables, à grande capacité, à partir de conteneurs étanches et l'embarquement des passagers par des chutes «classiques». Cela tient donc du radeau de survie et de l'embarcation de sauvetage. Reste à savoir si telle la canne-épée ce système se révélera mauvaise canne et mauvaise épée.
Voyons plus en détails :
L'embarcation/radeau est de forme rectangulaire, constituée par des tubes gonflables tendant un sol, triangulés par des arceaux et des piliers soutenant une tente de couverture résistante au feu et munie de larges sabords transparents. Aux quatre coins du radeau de huit mètres sur douze sont disposés des propulseurs électriques inclus avec leurs accus fournissant 6 heures d'autonomie théorique (évidemment en fonction de l'utilisation de la propulsion).
Les 200 passagers sont assis à cheval sur des boudins (et sur un seul plan notons-le). Des emplacements sont prévus pour un équipage, des civières ainsi que, et ce n'est pas anecdotique, trois toilettes. Le confort est un peu amélioré par rapport aux embarcations de grande capacité mais toujours en optique de survie.
La mise à l'eau est automatisée, le gonflement de l'ensemble provoquant l'ouverture du conteneur de stockage et le déversement de quatre radeaux connectés à quatre chaussettes d'évacuation incluses dans des tunnels semi-rigides. L'amarrage des radeaux est à poste fixe sur des enrouleurs à tension constante qui maintiennent les radeaux à poste fixe devant les chaussettes.
Les avantages présentés par les porteurs du projet sont :
- Un encombrement réduit à bord qui permet d'économiser de l'espace dans la partie emménagement de l'ordre d'un demi-pont de surface.
- La suppression des contingences de mise à l'eau trimestrielle, d'inventaires et autres qui sont de gros pourvoyeurs de l'accidentologie maritime.
- L'amélioration des conditions de mise à bord des passagers.
La vidéo d'un essai réalisé en mer du Nord par une météo 5/6 agitée depuis un supply en dérive, montre une tenue en position relativement stable pendant l'embarquement puis des capacités de manœuvre et d'éloignement suffisantes pour permettre une attente à distance du navire. Le comportement du radeau chargé est sain, il semble ventousé à la surface et se déforme un peu au clapot apportant un certain confort aux passagers. Les possibilités d'amarrage et les meilleures conditions de remorquage, de dérive et d'attentes devront être étudiées et formalisées pour la formation des équipages. La possibilité du survol d'un hélicoptère pour l'évacuation d'une civière ou des passagers devra être démontrée.
L'emplacement des conteneurs, la conformation des murailles au droit des mises à l'eau devront être soigneusement choisis. Ce qui implique la prise en compte du système dès la phase de dessin/conception du navire. La hauteur de mise à l'eau devra en particulier faire l'objet de considération. L'évacuaion par chaussettes qui vue d'un bureau semble proche du parc d'attraction est en réalité et en condition réelle très inquiétante pour les passagers et génératrice de délais d'embarquement dans le radeau. La plus faible hauteur devra donc être privilégiée. Ce sera de toute façon plus sécurisant qu'une mise à l'eau d'embarcations rigides chargées depuis des hauteurs toujours plus importantes, malgré la réglementation contournée par des exemptions. Une nacelle de laveur de vitres au sixième étage peut sembler sûre, un autobus bondé dans la même configuration le semble beaucoup moins, surtout si la façade est animée de roulis. L'encadrement réglementaire se devrait d'être plus strict sur ce point.
Le fournisseur prévoit en accompagnement du système un entretien programmé (remplacement des conteneurs à 30 mois en quatre heures) et un cycle de formation pour les équipages incluant la délivrance du BAERS suivi de cours réguliers par vidéo. On peut aussi suggérer des démonstrateurs en service et utilisables par les passagers comme une sorte d'attraction dans les espaces libérés des embarcations probablement plus parlant qu'une vidéo suivie d'un œil distrait.
Les interrogations sur ce système novateur sont nombreuses. Elles sont néanmoins à considérer compte tenu des imperfections des embarcations rigides et des radeaux gonflables actuels. Ces deux systèmes historiques, fort imparfaits l'un et l'autre se trouvent améliorés dans leurs points faibles même si des points forts sont réduits. Par exemple l'autonomie de l'embarcation rigide de 24 heures à 6 nœuds n'est plus considérée comme nécessaire à l'heure actuelle. C'est donc la prise en compte générale de l'évacuation dans son entourage proche et plus lointain qui devra être considérée.
Conformité aux règlements, modifications et exemptions à prévoir.
Les textes régissant l'évacuation des navires se trouvent dans Solas chapitre III et les prescriptions techniques des matériels sont précisées dans le code LSA. Par rapport aux moyens d'évacuation traditionnels le système proposé veut remplacer les embarcations rigides requises par les règles 16, 21.1.1. et 21.1.2. Du fait de sa conception le Lifecraft divergera de ces règles en termes de capacité, de coque, de motorisation et de mise à bord des passagers.
En termes de capacité, le code LSA (4.4.2.1) limite les embarcations à 150 personnes. Ce point est déjà largement exempté dans la plupart des cas avec des embarcations de près de 400 personnes sans soulever le moindre commentaire malgré les interrogations sur les masses à canaliser et l'habitabilité de la superposition des passagers sur plusieurs niveaux.
L'ensemble proposé de 4 radeaux autopropulsés gonflables est pour l'instant prévu pour 4 x 203 personnes, soit 812 personnes en tout. La règle retiendra-t-elle la capacité globale ou celle de chaque élément ? De toute façon, l'évidente facilité de mise en œuvre apporte davantage de sécurité.
LSA exige une coque rigide (4.4.1.1) et préconise un toit partiellement rigide (4.5.2). Les radeaux gonflables autopropulsés sont donc hors cadre ainsi que la disposition des passagers à cheval sur des boudins comme dans des embarcations semi-rigides (4.5.1.1 et 4.4.2).
L'intérêt de l'embarcation rigide est d'apporter une protection des passagers aux éléments ainsi qu'une capacité de manœuvre et d'autonomie en vue de rallier un abri. La part de la tradition dans cette vision n'est pas négligeable. Mais est-elle encore pertinente au regard des événements récents et de l'évolution des moyens de sauvetage externes ?, surtout pour des navires effectuant des traversées courtes. A nombre de passagers équivalent un transManche nécessite-t-il une drome de sauvetage post-Titanic ?
La même coque doit être munie d'un moteur thermique diesel et une autonomie de 24 h à 6 nœuds (LSA 4.4.6.1). L'autopropulsion du système permet une vitesse de 3 nœuds en 1 heure et pendant 14 heures à mi-puissance. Gouvernail et barre (LSA 4.4.7.2) ne sont plus nécessaires. Ceci sans envisager de perte d'autonomie à basse température. On est donc dans un autre domaine que celui envisagé par la règle. Les radeaux pourront s'écarter du navire en perdition et se tenir en groupe en attente de moyens extérieurs de sauvetage. C'est certes mieux qu'une hypothétique noria d'hélicoptères mais pas encore la certitude de pouvoir mettre en sécurité 1 600 personnes au milieu du golfe de Gascogne. Mais on envisage clairement l'utilisation du système sur de courtes liaisons à proximité d'aide extérieure. Cela condamne la réaffectation du navire à d'autres trafics au cours de son existence.
La mise à bord va à l'encontre de Solas III/2.3 puisqu'il n'y a pas d'embarquement sur le pont d'embarquement et de mise à l'eau des embarcations avec les passagers. On se trouve dans le cadre d'un MES (LSA 6.2) sans par exemple de récupération possible ni de mise à l'eau commandée depuis l'intérieur de l'embarcation, toutes opérations qui par ailleurs, pour des embarcations rigides d'énorme capacité depuis des hauteurs conséquentes, restent totalement théoriques sauf au port par calme plat. Le nombre de morts générés par la maintenance et les essais de ces embarcations parfaitement réglementaires atteint des chiffres trop importants pour que l'on n'estime pas que les règles sont à revoir. Alors pourquoi pas les chaussettes, tolérées pour les radeaux ?
C'est grâce à la règle Solas III /4.3 et l'application de la résolution A.520(13) que le MSC de juin 2019 a approuvé un ensemble d'exigences fonctionnelles et des performances attendues des engins de sauvetages. Ce que font les Lifecraft.
Pour ce qui est du nombre de personnes à bord il est possible d'envisager la perte d'un système d'un côté en conservant le nombre de place grâce aux radeaux supplémentaires.
Globalement et vu le nombre de points en re-discussion propres à chaque navire il semble nécessaire d'envisager une refonte totale de la réglementation afin d'encadrer ces nouveaux systèmes à mi-chemin entre barcasses et radeaux.
L'encadrement devrait porter principalement :
- sur le suivi des vérifications et des visites programmées en atelier.
- sur l'emplacement des systèmes en privilégiant la plus faible hauteur d'évacuation (5 m maxi) et l'absence de toute obstruction ou ouverture sur le trajet des chaussettes d'évacuation.
- sur le contenu des modules de formation et le suivi des formations du personnel en charge.
- sur la mise en place de stands de formation pour passagers (dans les espaces libérés par les embarcations rigides par exemple) présentant le principe d'utilisation et une chaussette de hauteur suffisante pour limiter autant que possible l'appréhension des passagers et d'améliorer la vitesse d'évacuation.
Cdt J.P. Côte
Membre de l'AFCAN