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Le rôle du capitaine au XXIème siècle

Les membres de l'AFCAN ont, en raison des statuts de l'association, tous pratiqué de diverses manières les obligations du capitaine. L'exposé du Cdt Ardillon permet pour les plus anciens, de chasser la poussière du temps passé, et pour les lecteurs de la revue, d'apprécier les profonds changements qui ont affecté notre métier.



         Comme le souligne le professeur Bonassies, le capitaine (du latin «caput» qui signifie «tête») avait autrefois un rôle très important, puisqu'il était, après le départ du navire, le seul maître de l'expédition maritime. Bien que réduites aujourd'hui, du fait de l'augmentation de la taille des entreprises maritimes, de la rationalisation de leur gestion, et l'établissement de liaisons instantanées entre l'armateur et son capitaine, ses attributions restent néanmoins importantes. A la fois représentant des intérêts privés du propriétaire-armateur et chargé de diriger heureusement une expédition, il a le pouvoir de prendre et d'imposer toutes les décisions qu'il juge utiles pour l'accomplissement du voyage.
       Le commandant Hubert Ardillon(1) , président de l'Association Française des Capitaines de Navires (AFCAN), a exposé lors d'une communication à l'Académie de marine(2) les soucis, les problèmes, à la fois anciens et nouveaux, que rencontre un capitaine à l'heure actuelle dans l'exercice de ses fonctions.

       En avant-propos, il rappelle que le capitaine est toujours, et c'est un intérêt de cette fonction, le responsable de tout et de tous à bord, que ce soit pour la navigation, le technique, le commerce, le bien-être de l'équipage. Il est aussi le responsable de son équipage, équipage qu'il n'a pas choisi, qui lui a été imposé. Rappelons à ce sujet que l'article 223 du Code de Commerce de 1910 stipulait «qu'il appartient au capitaine de former l'équipage du vaisseau et de choisir et louer les matelots et autres gens de l'équipage» ! A l'heure actuelle, a-t-il révélé, «il suffit qu'un membre de mon équipage fasse une faute préjudiciable à l'environnement, pour que, en tant que capitaine, je sois présumé coupable et donc responsable de cette faute. On m'impose une personne, je suis responsable de cette personne, mais aussi de certains de ses agissements».
       Pour lui, le capitaine est donc toujours la personne sur qui repose officiellement l'expédition maritime. Officiellement, ajoute-t-il, parce que la facilité de communication est telle que la plupart des décisions que pourrait être amené à prendre le capitaine peuvent lui être plus ou moins dictées par différents organismes terriens. Car si la responsabilité du capitaine n'est pas remise en cause, son pouvoir de décision l'est, cependant, petit à petit et de plus en plus. Et à titre d'exemple, il a évoqué la navigation, la communication, les règlements et procédures, la piraterie.

La navigation

       Faisant référence au Règlement International pour Prévenir les Abordages en Mer (COLREG), il insiste sur la règle « nette, précise, n'acceptant aucune dérogation » de la veille à la passerelle. Autant la veille de jour sur la passerelle peut être assurée par le seul officier de quart, sous certaines conditions, autant de nuit l'absence d'une personne supplémentaire effectuant une veille optique est-elle contraire aux exigences de COLREG. Plus de la moitié des navires sont armés de nuit d'une seule personne en passerelle. Les effectifs ont en effet été réduits par les armateurs, et cela est validé par l'Etat du pavillon (Safe Manning Certificate ou décision d'effectif). Il est évident que deux ou trois matelots sont plus utiles à l'entretien du navire plutôt qu'à faire la veille.
       Lors des jugements rendus à l'occasion d'accidents de mer, le problème de veille est peu abordé. Mais dans ce cas, affirme le commandant Ardillon, c'est bien le capitaine qui responsable de fait du manque de personnel à la passerelle au moment de l'accident. Or celui-ci a organisé la répartition de l'équipage en fonction de l'effectif qui lui a été imposé. Et de poser la question de savoir comment le capitaine d'un petit caboteur ayant cinq à six membres d'équipage peut-il s'organiser pour assurer des quarts à deux personnes à la passerelle de nuit, sachant que lui-même fait déjà la navigation et la veille sur la base d'un quart «six on six off». Alors, ajoute-t-il, qui est le véritable contrevenant ?

L'aide à la navigation

       Si le GPS est un beau progrès technologique, son utilisation peut poser problème, surtout lorsque le signal est coupé, car, constate le commandant Ardillon, «on ne sait plus faire le point en haute mer». En effet, le niveau de compétence des officiers de quart à la passerelle a tendance à baisser. Certains pensent qu'il suffit de savoir lire des chiffres sur un écran, et même de ne plus les reporter sur une carte, le GPS étant relié directement à l'ECDIS.
       L'ECDIS est aussi un autre progrès de la technique. Appareil intelligent, il regroupe sur un même écran les informations de l'ancienne carte papier (donc la navigation), des écrans radar (donc l'anticollision), de l'AIS (informations autres que CPA et TCPA des échos, telles que la caractéristique du navire ou sa destination – ce qui peut aider dans la compréhension d'une manœuvre effectuée par l'écho en question) et des instruments passerelle (gyrocompas, sondeur, loch). En résumé, une personne en un seul endroit dispose de toutes les informations qui peuvent lui être utiles pour une bonne décision.
       Cependant deux remarques sont à faire à ce sujet. D'une part l'écran ECDIS, contrairement à la carte papier, ne voit pas très loin. Tout dépend de sa taille. On peut certes changer d'échelle, mais alors, les renseignements «carte» ne sont pas les mêmes. D'autre part, tous ces progrès technologiques ont modifié l'agencement de la passerelle. Les passerelles intégrées ont tellement regroupé les informations qu'on a pu même installer des fauteuils très confortables d'où l'on peut tout surveiller, ou bien s'endormir…

La décision en navigation

       Pour illustrer la difficulté de prendre une décision en matière de navigation, le commandant Ardillon citant comme exemple le cas du routage météo, tient le raisonnement suivant qu'il qualifie de simpliste, mais malheureusement vrai.
Il suit les conseils du routeur et il a du beau temps, bravo le routeur.
Il ne suit pas les conseils du routeur et il a du mauvais temps. Cela lui sera reproché, avec raison, étant donné le coût du routeur.
Il ne suit pas les conseils du routeur et il a du beau temps, pas de reproche, ni de félicitations : il a accompli sa tâche.
Il suit les conseils du routeur et il a du mauvais temps. Il lui sera demandé s'il a «du sens marin», et ce mauvais temps lui sera reproché comme une faute.

Les communications

       Plus faciles et moins onéreuses, les communications ont des effets heureux ou malheureux. Le capitaine n'est plus isolé en face d'un problème technique, commercial ou humain. Mais on peut l'appeler beaucoup plus facilement à n'importe quelle heure et exercer sur ses épaules une pression de plus en plus forte.
       Deux exemples le montrent, l'arrêt de maintenance ou l'entrée dans un port.
       Sans maintenance, un navire ne peut naviguer indéfiniment, ce que semblent oublier certains managers, fait-il remarquer. Auparavant, on s'arrêtait, réparait et on repartait. L'arrêt passait inaperçu, en jouant sur les milles parcourus et les consommations, et l'armement était content. Maintenant, l'armement est au courant du moindre ralentissement et du moindre arrêt et interroge aussitôt le capitaine sur les raisons de sa décision, prise sans autorisation préalable. Il sera reproché au capitaine qu'il est « mauvais », sans toutefois le lui formuler ainsi, parce que s'il a stoppé en pleine mer pour faire de l'entretien c'est parce qu'il n'a pas le droit de le faire à quai pendant les opérations commerciales. Au capitaine d'être très « costaud » psychologiquement pour être en mesure de controverser, conclut le commandant Ardillon.
       Du temps où les communications étaient plus hasardeuses, le capitaine pouvait décider d'attendre l'amélioration des conditions météo avant d'entrer dans un port ou d'appareiller d'un quai. Maintenant beaucoup de capitaines sont appelés avec insistance pour entrer dans ce port en dépit des mauvaises conditions météo, alors que les portiques sont arrêtés pour cause de vent fort, ou pour appareiller malgré le mauvais temps quand la sécurité du navire exigerait de rester à l'abri au port, mais alors il faudrait payer le séjour à quai. Le commandant Ardillon fait remarquer qu'on ne mesure les dégâts du mauvais temps qu'après le passage du coup de vent. C'est aussi la prérogative du capitaine de le prévoir.
       Il pointe du doigt aussi l'arrivée d'internet qui a paradoxalement isolé encore plus le marin. Certes, internet a amélioré le «bien-être des gens de mer», mais il a favorisé l'isolement du marin qui, connecté sur internet, vit davantage par procuration avec sa famille ou ses amis qu'avec les autres membres de l'équipage. Les marins travaillent toujours ensemble mais ne vivent plus du tout ensemble. En conséquence l'isolement du marin provoqué par la facilité de la communication ajoutée au multi-nationalisme, et partant, au multiculturalisme des navires ne peut qu'être à déplorer.

Règlements et procédures

       Le capitaine, comme le constate le commandant Ardillon, est de plus en plus soumis aux procédures. Certes, il a fallu réglementer la profession avec un peu plus de rigueur, et ne plus se fonder uniquement sur les habitudes ou les traditions. Cette évolution a commencé avec le transport des marchandises dangereuses (pétrole, gaz, produits chimiques et passagers), puis s'est développée au point de commencer à englober tous les secteurs de transports maritimes, occasionnant des situations ubuesques, si elles n'étaient surtout dangereuses.
       En navigation, quelle procédure doit-on suivre ? Le plan de traversée ou le règlement pour prévenir les abordages en mer ? A l'écoute de ce que l'on entend parfois sur les ondes en VHF, il y a lieu de se poser sérieusement la question.
       Avant l'arrivée au port, l'officier de quart passe plus de temps à remplir des papiers, des «check-lists», à vérifier que l'on suit bien les procédures, car une inspection ou un audit lors de l'escale est toujours possible, qu'à suivre la navigation ou la position du navire. Il arrive qu'en chenal l'officier de quart ne sache pas exactement où se trouve le navire.
       Bien que l'on essaie de tout prévoir et de tout planifier, à l'occasion d'un incident ou d'un évènement imprévu, de plus en plus nombreux sont les chefs de quart dépourvus de capacité de raisonnement ou de réflexion. Ils se comportent comme s'ils étaient abrutis par les procédures. Sans guide, ils ne peuvent agir d'eux-mêmes.

La piraterie

       La navigation dans les mers infestées de pirates est devenue un vrai cauchemar pour les marins de commerce qui sont contraints de traverser ces zones. Le commandant Ardillon a longtemps navigué dans ces zones et nous fait part, au vu de son expérience, des problèmes que ce nouveau phénomène pose au capitaine.
       Il lui faut d'abord gérer les mesures à prendre, c'est-à dire appliquer les «Best Management Practices(3)», mais également gérer l'angoisse de l'équipage, en plus de la sienne propre. Et lorsqu'il a la chance d'être sur un navire qui verra arriver des gardes embarqués pour traverser la zone de pirates, il sait qu'il lui incombera une responsabilité supplémentaire pour laquelle il n'a pas été formé : décider du moment d'ouvrir le feu si besoin est, et aussi arrêter le feu. Certes il est accompagné d'au moins une personne compétente dans ce domaine, qui devrait pouvoir le conseiller au mieux, mais quid de cette responsabilité qu'il ne peut pas partager, alors qu'il n'a pas l'entière décision dans ses mains ?
       D'où plusieurs questions se posent. En cas de risque de collision avec un navire, le capitaine sait ou doit savoir ce qu'il faut faire pour éviter la collision. C'est sa responsabilité, il le fait bien ou il le fait mal, il en porte l'entière responsabilité et il l'accepte. Mais lorsqu'il voit une embarcation suspecte approcher, sont-ce des pirates ou non, se demande-t-il ? Quand peut-il le déterminer ? Quand doit-il ouvrir le feu ? Et comment ? Et si c'est trop tard ? Ou trop tôt, car ce ne sont pas des pirates ? Même avec un conseil pertinent, il en prend la responsabilité, car en tant que capitaine, il doit l'avoir. Mais il n'est pas sûr de prendre la bonne décision. Et il n'est pas facile de vivre avec cette impression d'être responsable parce que l'on s'est trompé sur quelque chose que l'on ne connaît pas.

La responsabilité de la prise de décision

       Différents types de responsabilité incombent au capitaine. Le commandant Ardillon en relève quatre, toutes liées à la fonction de capitaine, qui le sait, l'accepte et le supporte.
       La première responsabilité est technique, inhérente au métier de marin, d'officier, à savoir ce qui concerne la navigation, la maintenance, le chargement. Il l'a appris à l'école, et amélioré ses connaissances par son expérience et celle des autres. Responsabilité lourde, mais juste, et c'est la fonction qui le demande. Il en est fier.
       La seconde est humaine. Au départ, il est vrai qu'il a acquis moins de connaissances, il sait cependant qu'en tant que capitaine, il doit être à l'écoute des autres, et qu'il va rencontrer ce type de problème.
       La troisième est une autre responsabilité technique, pour laquelle il a acquis quelques connaissances, mais si peu au regard de ceux qui en font leur métier : la santé. Il arrivera bien un jour où, en tant que capitaine, il sera jugé responsable et condamnable d'un soin ou d'une opération chirurgicale qu'il n'aurait pas su faire malgré quelques semaines de cours, alors qu'il faut des années pour avoir le droit de poser une perfusion.
       Enfin cette nouvelle responsabilité, face à la piraterie, où il risque d'avoir à décider d'ouvrir le feu contre des hommes. De ces différentes responsabilités, les deux dernières, et surtout la dernière, assure le commandant Ardillon, sont certainement les plus difficiles, et réellement les plus insupportables.

       En point d'orgue et pour illustrer le brillant exposé du commandant Ardillon, il semble intéressant de citer le témoignage d'un officier de la Marine nationale s'exprimant sur les spécificités de son dernier commandement à la mer :
«…Je suis le commandant, celui qui trace la route, et manœuvre le bateau. L'action tactique dépend du commandant et tous les regards sont tournés vers lui dès que la situation devient critique. Mais comme il ne sait pas tout (loin de là), c'est dans la relation de confiance qu'il tisse avec ses adjoints et ses experts, qu'il trouve le conseil nécessaire pour éviter les écueils. C'est un commandant disposant d'une forte autonomie à la mer, ce qui peut rendre plus prégnante la notion de solitude du commandement…».

       Enfin pour conclure cet éclairage sur le métier de capitaine au XXIème siècle, n'oublions pas que, quelque soient les difficultés rencontrées par l'exercice de sa fonction, «la valeur d'un capitaine se mesure à la confiance que l'équipage met en lui(4)».

René TYL,
membre de l'AFCAN

(1) Commandant de pétroliers et de gaziers, il commandait le pétrolier Limburg lorsque celui-ci a été atteint par une attaque à l’embarcation suicide terroriste le 6 octobre 2002
(2) Séance du 17 avril 2013, «les rôles et responsabilités du capitaine de navire»
(3) Simples mesures de protection passive : fils de fer barbelés entourant le navire, lances à incendie sous pression, mise en place de mannequins porteurs d’armes factices, manœuvres évasives du navire…
(4) «The Captain», Jan de Hartog, (1967).


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