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Echouement du vraquier SHEN NENG 1 sur un haut-fond corallien au large du Queensland, Australie, 3 avril 2010

Synthèse et commentaires des rapports d'enquête des autorités maritimes australiennes et chinoises par le Cdt Johann De Villars.

 
 

Fiche technique du navire

  • Pavillon : Chine
  • Propriétaire : Shenzhen Energy Transport
  • Type : Vraquier Panamax classique
  • Construction : 1993
  • Port en lourd : 70 181 tonnes
  • Longueur : 225 m
  • Largeur : 32.3 m
  • Tirant d’eau : 13.29 m
  • Vitesse de croisière : 12 nœuds
  • Equipage : 23
  • Chargement : 68 052 tonnes de charbon

Le 03 avril 2010, à 10H54, le vraquier chinois Shen Neng 1 appareille de Gladstone (Queensland, Nord Est de l'Australie) à destination de la Chine, avec une pleine cargaison de charbon. Le vraquier suit la même route qu'il avait empruntée lors de son voyage aller, le 24 mars 2010. A 17H05, le Shen Neng 1 s'échoue sur le haut-fond corallien de Douglas dans le Nord de Gladstone pour environ 50 milles. Ces hauts-fonds font partie de la réserve naturelle de la Grande Barrière de corail du Capricorne. Les dommages au navire sont importants. Plusieurs ballasts et une soute de fioul lourd sont percés. Un début de pollution est constaté et la nouvelle se diffuse dans les médias du monde entier avec des titres à sensation tels que « Marée noire sur la Grande Barrière de corail ». Le 12 avril, le Shen Neng 1 est renfloué et le 14 avril, le commandant et son second sont arrêtés et mis en examen.
  1. ANALYSE

 

    Déroulement du voyage

    L'équipage du Shen Neng 1 se compose de 23 ressortissants chinois disposant des qualifications réglementaires conformément aux exigences internationales. Les officiers pont assurent des quarts de 4 heures et disposent de repos suffisants tant au port qu'en navigation et ce conformément à la STCW et la MLC 2006. Si le second capitaine a un rythme de quart cohérent, lui permettant des périodes de repos réglementaires à la mer, il n'en est rien pendant les escales en raison de ses responsabilités lors des opérations commerciales.

    Le 24 mars 2010, le Shen Neng 1 arrive au mouillage à Gladstone dans l'attente de son quai de chargement.

    Le 2 avril 2010, à 04H10, le vraquier appareille avec pilote à bord pour rejoindre son quai de chargement.
    A 08H20, les opérations de chargement débutent. Le second capitaine supervise activement le chargement et le déballastage. C'est sa première marée à bord et ainsi, la première fois qu'il se retrouve en charge des opérations commerciales sur ce navire.

    Le 3 avril 2010, à 01H00, le second capitaine passe la suite au premier lieutenant et se retire dans sa cabine pour se reposer.
    A 03H00, le second capitaine est rappelé afin de contrôler les opérations de fin de chargement et vérifier les tirants d'eau.
    A 05H40, les opérations de chargement sont terminées. Le Shen Neng 1 a 68 052 tonnes de charbon dans ses cales et un tirant d'eau moyen de 13.34 mètres.
    Le choix de l'itinéraire pour le voyage retour a été décidé par le commandant qui souhaite emprunter la même route que pour le voyage aller. Cette route Nord via différents passages entre des îles et des hauts-fonds coralliens, se situe à l'intérieur de zones de navigation désignées (DSA). Ces eaux navigables sont profondes, larges et les limites sont clairement indiquées sur les cartes de navigation. Statistiquement, la route empruntée par le Shen Neng 1 est utilisée par un tiers des navires en provenance ou à destination du port de Gladstone.
    Entre 05H40 et 09H00, l'équipage s'active en vue de l'appareillage prévu vers 10H30. Le second capitaine effectue les calculs de stabilité et s'occupe des formalités administratives habituelles inhérentes aux opérations commerciales du navire.
    A 09H00, le second capitaine s'octroie une courte pause pour aller prendre un petit déjeuner. Après cette collation, il finalise les ultimes paperasseries.
    A 10H35, le pilote monte à bord.
    A 10H43, les remorqueurs sont parés.
    A 10H54, le Shen Neng 1 appareille.
    Le second capitaine est en plage de manœuvre avant, conformément à son rôle de manœuvre. A 11H00, les remorqueurs sont libérés.
    A 11H15, le second capitaine se présente au carré pour déjeuner. Puis il rejoint sa cabine, prend une douche et s'allonge pour dormir.
    A 12H00, le premier lieutenant prend le quart à la suite du second lieutenant.
    A 13H06, le pilote quitte le bord. Le Shen Neng 1 passe en route libre et en mode pilote automatique.
    Le navire est au cap Nord sur la route planifiée. Les conditions météorologiques sont bonnes avec un ciel partiellement nuageux et un vent de Sud-Est pour 15 nœuds.

    Le premier lieutenant demande l'autorisation au commandant de modifier la route prévue afin de raccourcir le trajet. Le commandant accepte et la nouvelle route est portée sur la carte de navigation «Aus 819» ainsi que sur la carte suivante «Aus 820». Cependant, les nouveaux points (Waypoint) ne sont pas enregistrés dans le GPS. Le système GPS à bord du Shen Neng 1 déclenche une alarme dès que le navire est à plus de 0.3 mille de la route enregistrée ainsi qu'à l'approche d'un waypoint.
    La nouvelle route ne semble pas interdite à la navigation des navires de commerce contrairement aux informations relayées par le Bureau des transports australiens ou par la presse après l'échouement. La carte AIS de «l'Australian Maritime Safety Authority» montre le trafic le long de la route choisie par le Shen Neng 1 (ligne rouge). Les zones rouges et jaunes sont interdites à la navigation et les zones bleues sont des aires protégées.


Nouvelle route du Shen Neng 1
 
Densité du Trafic (AIS) selon "l'Australian Maritime Safety Authority"
    A 14H00, le commandant quitte la passerelle. Le Shen Neng 1 est toujours au cap Nord, à 12 nœuds et les conditions météorologiques sont toujours bonnes.
    A 15H00, le premier lieutenant porte la position GPS sur la carte. Le navire suit toujours sa route planifiée au cap Nord.
    A 15H30, le premier lieutenant porte à nouveau la position GPS sur la carte et ordonne un cap 020° afin de suivre la route modifiée. Peu de temps après, le GPS émet le signal d'alarme de sortie de route ; ce qui est normal compte tenu que les nouveaux waypoints n'ont pas été rentrés. Le second capitaine se réveille. Il estime qu'il a dormi une trentaine de minutes. A 15H50, le second capitaine rejoint la passerelle pour prendre le quart.
    Le premier lieutenant lui explique la nouvelle route à suivre et le prévient que le GPS n'a pas été mis à jour. Les alarmes ne sont donc pas à prendre en compte.
  A 16H00, après avoir porté un nouveau point sur la carte, le premier lieutenant quitte la passerelle.
Le second capitaine et le matelot de quart se retrouvent seuls à la passerelle.
Le second capitaine est persuadé que le changement de route au 075° aura lieu vers 17H00. Il ne mesure pas la distance restante à parcourir afin de calculer l'heure exacte du point tournant. Il examine sur la carte les dangers sur tribord (île du Nord-Ouest du Capricorne). Il est fatigué et va s'installer sur le côté tribord de la passerelle où il a une vision claire de l'écran radar et de la mer. Le navire vient d'entrer dans la zone couverte par la nouvelle carte (Aus 820) que le second capitaine n'a pas encore regardée.
Les conditions météorologiques sont encore bonnes avec un vent qui a fraichi à 20 nœuds. Il n'y a aucun trafic dans cette zone. A 16H30, le chef mécanicien passe à la passerelle pour se faire confirmer la vitesse du navire (12 nœuds) et repart.
Le second capitaine souhaitait à l'origine porter la position de 16H30 sur la carte mais la présence du chef Mécanicien en passerelle le distrait. Lorsque le chef quitte la passerelle après 16H30, le second capitaine prend la décision d'attendre 17H00 pour porter la position du navire sur la carte.
A 17H00, le second capitaine note la position GPS sur le journal de navigation puis essaie de la porter sur la carte Aus 819 disponible sur la table. Il se rend compte que le navire est sorti de la carte. Il prend alors la carte suivante Aus 820 dans le tiroir de la table et constate, simultanément, que la vitesse a étrangement chuté à 8 nœuds.
En examinant la nouvelle carte et en portant rapidement sa position, il découvre le haut-fond de Douglas avec sa zone d'exclusion ; ce haut-fond n'apparaissait pas sur la carte précédente.
Il ordonne immédiatement au matelot de reprendre la barre en manuel et de virer sur tribord.
Au moment de reprendre la barre en manuel, le navire ralentit vivement et commence à vibrer. La barre sur tribord est sans effet.
A 17H05, le Shen Neng 1 est stoppé, il est échoué sur le haut-fond corallien à la position 23°06.6 S - 151°39.6' E. La carte indique une profondeur de 10.7 mètres et un fond de sable, coquilles et corail. A l'île Tryon, au Sud du haut-fond corallien, la basse mer est prévue à 17H06 pour une hauteur de +0.8 m.

Du 2 avril, 08H00 au 3 avril, 17H05, heure de l'échouement, soit sur une période de 33 heures et 5 minutes, la commission d'enquête a estimé que le second capitaine avait dormi une fois deux heures et une fois une demi-heure.
    A17H06, le second capitaine téléphone au commandant qui se précipite à la passerelle et vérifie la position.
    A 17H10, Le chef mécanicien et le premier lieutenant, alertés par les mouvements inhabituels du navire arrivent à la passerelle.
    Le commandant stoppe les machines, envoie le second capitaine mouiller une ancre et demande d'effectuer une ronde et un sondage des fonds et ballasts.
    A 17H30, deux maillons sont à l'eau. Le rapport du chef mécanicien indique que le ballast n°3, dans le double fond, est envahi par l'eau et que de l'eau pénètre dans les ballasts de bâbord. Vers 18H00, le commandant informe l'armement de la situation.
    A 18H40, le commandant entre en contact avec les autorités australiennes (The Australian Maritime Safety Authority : AMSA).
  A 23H30, un hélicoptère quitte Gladstone pour effectuer une reconnaissance avec un inspecteur de l'AMSA.
Le 4 avril, à 00H00, malgré la pleine mer, le navire reste échoué.
A 00H04, l'inspecteur est déposé à bord.
Pendant la nuit, l'inspecteur constate qu'une soute de fuel lourd prend l'eau et qu'il y a un rejet de fuel et d'eau via les évents sur le pont. Il y a également un mélange de fuel et d'eau dans les cales machine.
Dans la journée, une équipe de l'entreprise de sauvetage choisie par l'armateur arrive à bord par hélicoptère. Les travaux préparatoires à l'opération de renflouage commencent.
Le 12 avril, à 19H48, le Shen Neng 1 est renfloué avec succès.
L'opération est réalisée après le pompage des 975 tonnes de fioul lourd restant dans les soutes du navire.
    A partir du 4 avril, la nouvelle se diffuse et trouve un écho dans les médias du monde entier. Des titres alarmistes et à sensation allant bien au-delà de la réalité font la une des médias. Cette campagne de presse a semblé, pour beaucoup d'experts maritimes, disproportionnée.

    Le 14 avril, le commandant et le second capitaine du Shen Neng 1 sont arrêtés, inculpés et incarcérés.
    Le 15 avril, les deux inculpés sont relâchés sous caution. Ils encourent :
    • Pour le commandant : une amende de 40 000 euros pour négligence
    • Pour le second capitaine : une amende de 150 000 euros et trois ans d'emprisonnement pour négligence et pollution volontaire.

    Conséquences

  L'échouement s'est produit dans un des plus importants et des plus fragiles sites écologiques de la planète inscrit au Patrimoine de l'UNESCO. Il a provoqué la rupture d'une soute dont s'échappera 3 tonnes de fioul lourd.
Afin de minimiser les conséquences écologiques, des dispersants sont largués par des avions pour diluer la nappe d'hydrocarbure. Des barrages flottants et amovibles sont installés autour du vraquier pour éviter que la pollution ne s'étende. Aucune fuite n'est constatée au moment du renflouage du Shen Neng 1 qui est resté encastré pendant une semaine sur le récif.
Au final, la catastrophe écologique a été évitée, malgré des dégâts considérables occasionnés par les 3 tonnes d'hydrocarbure déversées en mer et la cicatrice de plus de 3 kilomètres sur la barrière de corail.
Une nappe de 3 kilomètres de long sur 250 mètres de large atteint une île où nichent des oiseaux et des tortues. De plus, la peinture de la coque du Shen Neng 1 s'est avérée toxique car elle a tué les coraux qui abritaient une faune et une flore très riches. Selon les experts, il faudra près de 20 ans pour effacer ces dégâts.
Cet échouement et en particulier le fioul qui s'est échappé du Shen Neng 1 ont occasionné près de 35 millions d'euros de frais de sauvetage et de nettoyage sur une bande de 60 kilomètres de long.
    Le gouvernement australien a poursuivi l'armateur chinois en justice afin qu'il règle tous les frais. Après des années de bataille juridique, le gouvernement australien et l'armateur chinois sont arrivés cette année, à un accord avec une indemnisation de près de 35 millions d'euros. Quant au commandant, il semblerait qu'il ait été condamné par la justice australienne à une amende de 40 000 euros. Le second capitaine aurait été relaxé.
    Suite à cet échouement, le gouvernement australien a durci sa législation et en particulier les indemnités à verser par les compagnies maritimes en cas de pollution dans les zones protégées. De plus, il souhaite imposer aux navires marchands la présence d'un pilote à bord lors de ces transits dans ces zones sensibles.
    Cependant, ces nouvelles mesures ne suffiront probablement pas à réduire de manière satisfaisante, les risques engendrés par un trafic maritime en pleine expansion (30% de hausse de trafic attendue dans les 15 prochaines années). Près de 150 millions de tonnes de charbon (2 300 fois la quantité transportée par le Shen Neng 1) transitent chaque année par «l'autoroute du charbon» qui relie les ports du Queensland et l'Asie.
  1. CONCLUSIONS

  2. Facteur déclenchant

Cet accident est dû à une erreur de navigation.
    Le second capitaine a manqué un point tournant et a poursuivi sa route, persuadé que ce point tournant serait atteint 30 minutes plus tard.

    Facteurs aggravants

    Ce type d'accident permet à une commission d'enquête de relever des manquements dans le fonctionnement d'une organisation. Ces manquements ou facteurs aggravants pris séparément peuvent paraître anodins mais, étudiés sous le prisme de l'accident, montrent des brèches de sécurité et expliquent bien souvent l'impensable. Dans le cas précis du Shen Neng 1, la commission d'enquête a relevé trois facteurs aggravants qui permettent d'expliquer l'échouement de ce vraquier.

    Non respect du code ISM :
    La nouvelle route, approuvée par le commandant, ne présentait aucune difficulté particulière puisque le passage entre le haut-fond de Douglas et l'île du Nord-Ouest est large de 11 milles sans aucun danger. Contrairement à ce qu'avaient affirmé les autorités australiennes lors de l'emballement médiatique, cette route était autorisée et d'ailleurs fréquemment utilisée par des navires de commerce. Des pêcheurs témoignent voir au moins un gros cargo passer à cet endroit chaque jour.
    La décision du commandant était par conséquent parfaitement légitime. Cependant, conformément au code ISM, cette décision de changer le plan de voyage aurait dû entrainer les actions suivantes :
    • Modification formelle du plan de voyage ;
    • Analyse des dangers le long de la nouvelle route ;
    • Programmation du système GPS avec les nouveaux points tournants
    • Préparation du radar avec des index parallèles et/ou distances de garde pour le suivi de la navigation ;
    • Briefing détaillé pour tous les officiers de quart sur les caractéristiques et dangers de ce nouveau plan de passage.
    Par ailleurs, la route initiale présentait l'avantage, en cas d'erreur de navigation et de poursuite au cap Nord, d'éviter le haut-fond de Douglas. La nouvelle route faisait cap direct sur le haut-fond. Rien ne l'interdit mais ce choix aurait demandé un briefing précis afin que les officiers chefs du quart prennent conscience du danger en cas de poursuite au cap 020°.

    Pratique du quart :
    Les principes de base du quart en passerelle afin d'assurer une navigation en toute sécurité n'ont pas été respectés. La commission d'enquête a noté les écarts suivants :
    • A la prise de quart, le second capitaine ne calcule pas l'heure du prochain point tournant et n'a aucune notion de la vitesse de progression de son navire. Il n'a, ainsi, pas conscience que le navire, sur la nouvelle route, fait cap direct sur un haut-fond ;
    • Le premier lieutenant comme le second capitaine ont délibérément omis de rentrer la nouvelle route dans le système GPS se privant ainsi de l'alarme d'écart de route et d'approche d'un point tournant ;
    • La cadence des points portés sur la carte n'est pas conforme aux exigences du manuel de gestion de la sécurité (SMS). Il est spécifié dans ce manuel que le chef de quart doit porter un point sur la carte toutes les 30 minutes en navigation côtière ;
    • Il n'y a pas eu de surveillance de la progression du navire que ce soit sur le radar, sur le système GPS ou visuellement avec des relèvements de garde ;
    • Le manque de rigueur et de discipline passerelle sont réels. Lorsque le second capitaine souhaite porter le point de 16H30 sur la carte, il est perturbé par le chef mécanicien et passe donc l'heure de son report.
    • La carte suivante (AUS 820) n'est pas disponible sur la table carte. Un petit coup d'œil en début de quart aurait sans doute permis de réaliser la présence du haut-fond Douglas qui n'apparaissait pas sur la carte en cours d'utilisation.
    Ces manquements sont d'autant plus aggravants qu'ils ne sont pas la conséquence d'une situation complexe mais plutôt d'une routine et d'un manque de discipline passerelle. La commission d'enquête relève d'ailleurs les mêmes manquements sur d'autres navires de la compagnie.

    Cadence infernale / Fatigue :
    Le second capitaine n'a dormi que deux heures et demie sur une période de près de 36 heures. Ce rythme est tout simplement inhumain et incompatible avec la concentration nécessaire à la pratique du quart en passerelle.
    Les réglementations STCW et MLC 2006 (ratifiée seulement le 20 août 2013) sur le repos obligatoire des gens de mer stipulent que tout personnel de quart doit disposer d'une période de repos d'au moins 6 heures continues et d'un total minimum de 10 heures sur une période de 24 heures glissantes.
    La commission d'enquête a révélé que cette règle de base n'était pas respectée, non seulement sur le Shen Neng 1 mais aussi sur l'ensemble des navires de la compagnie.

    Par ailleurs, il a été démontré que le commandant était conscient du manque de repos de son second capitaine. Il n'a pas pris les mesures appropriées pour le remplacer et lui permettre de récupérer après son escale commerciale. C'est à priori la raison pour laquelle il a été condamné à une amende de 40 000 euros par la justice australienne.
  1. RETOUR D'EXPERIENCE

  2. La méthode pour mener à bien une enquête est toujours la même :
    • Rapporter les faits et uniquement les faits.
    • Vérifier que les textes réglementaires sont bien appliqués.
    • Vérifier que l'organisation du travail approuvée par les autorités maritimes est bien en place.
    • Déterminer le mécanisme qui a conduit à l'accident.

    Les rapports d'enquête des autorités chinoises et australiennes ne dérogent pas à cette règle. L'enchainement des dysfonctionnements à bord du Shen Neng 1 qui ont conduit à l'accident est limpide :
    • Fatigue du second capitaine.
    • Déviations par rapport au code ISM.
    • Pratique du quart défaillante.
    • Et enfin l'erreur de navigation qui mène à l'accident car les garde-fous réglementaires ont disparu.

    La conclusion, suivant ce schéma d'analyse coule de source. L'erreur humaine est bien la cause de cet événement tragique et, du même coup, les responsabilités sont faciles à déterminer.

    Dans le cas précis de cet échouement, nul besoin d'être expert maritime pour noter qu'un facteur aggravant a été omis. C'est même à mon humble avis LE facteur aggravant qui explique à lui seul cet accident : la pression commerciale.

    • Quelle explication donnée au manque de sommeil du second capitaine ?
    • Est-il normal qu'un individu ait pu travailler avec seulement deux heures et demie de sommeil en deux créneaux sur une période de 33 heures ?
    • Pourquoi une organisation du travail en conformité avec la STCW, la MLC 2006, le code ISM et approuvée par les autorités maritimes permet-elle ce dysfonctionnement majeur ?
    • Le commandant serait-il un esclavagiste ?

    Autant de questions qui malheureusement ne trouvent pas de réponses dans ces rapports d'enquête, tout simplement parce qu'elles touchent au commercial et donc à la rentabilité. Le modèle de «Reason» aurait eu donc la forme suivante :
    La fatigue est un paramètre subjectif, difficilement quantifiable mais qui malheureusement doit être pris en compte dans toute organisation car bien souvent à l'origine de l'erreur humaine. L'OMI définit la fatigue comme :
    «Une diminution des capacités physiques et/ou mentales à la suite d'un effort physique, mental ou affectif qui peut affaiblir la quasi-totalité des capacités physiques, à savoir : résistance, rapidité, délai de réaction, coordination, prise de décision ou équilibre».

    Diverses études montrent que des travailleurs disposant de moins de cinq heures de sommeil avant d'effectuer leurs tâches, ou demeurant éveillés pendant plus de 16 heures consécutives, voient leur risque d'accident croître de façon exponentielle. Une règle d'équivalence avec le taux d'alcoolémie a même été élaborée :
    • 17 heures sans sommeil serait équivalent à un taux d'alcoolémie de 0,5 gramme par litre de sang ;
    • 21 heures sans sommeil serait équivalent à un taux de 0,8 g/l ;
    • 24 heures sans sommeil serait équivalent à un taux de 1 g/l.
    Le second capitaine aurait donc, conformément à cette règle, un taux d'alcoolémie supérieur à 1 g/l. Il était tout simplement inapte à prendre le quart en passerelle.

    Le projet «Horizon», financé par l'Union européenne et lancé en 2009 et dont les résultats ont été publiés en 2012, est la première étude consacrée à la fatigue des gens de mer. Cette étude, menée en simulateur a cherché à reproduire les conditions de travail à bord des navires en navigation comme lors des escales commerciales.
    Les résultats montrent que :
    • Les gens de mer ne sont pas des surhommes et qu'ils subissent fortement les conséquences désastreuses d'une fatigue excessive ;
    • Les armateurs doivent contrôler et planifier la charge de travail en fonction non seulement de la spécificité de chaque navigation mais aussi des rythmes des opérations commerciales lors des escales. Une adéquation des effectifs en fonction de la navigation et des opérations commerciales est indispensable.

    La réglementation mise en place par l'OMI a pour vocation de lutter contre ces surcharges de travail mais elle reste difficilement contrôlable car facilement falsifiable. La clef du succès passera par un véritable changement de mentalité au sein même des compagnies maritimes. Les compagnies aériennes ont réussi cette mutation, certes contraintes et forcées par la pression médiatique d'un accident aérien. Aujourd'hui, pas un pilote ne prendra les commandes de son aéronef s'il n'a pas le repos réglementaire. Cette pratique est devenue une loi et les compagnies aériennes fournissent le nombre adéquat de pilotes pour respecter la réglementation.

    «Un pilote qui dort est un pilote qui travaille» plaisante-t-on régulièrement dans le monde aéronautique. Lorsque l'on plaisantera dans les carrés des navires marchands en disant «un marin qui dort est un marin qui travaille», on pourra dire que le monde maritime aura fait sa révolution concernant les rythmes de travail.
Cdt J. DE VILLARS
Membre de l'AFCAN
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