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Echouement du SEATRUCK PERFORMANCE le 8 mai 2019
Traduction libre par le Cdt Prébot du rapport du MAIB


Seatruck Performance - Image courtesy of Pat Davis and www.marinetraffic.com

RÉSUMÉ

Le 8 mai 2019 à 22 h 43, le navire roulier Seatruck Performance, immatriculé dans l'île de Man, s'est échoué alors qu'il naviguait dans le chenal Greenore à Carlingford Lough, en Irlande du Nord, peu après avoir quitté Warrenpoint pour se rendre à Heysham, en Angleterre.
Le navire est resté manœuvrant, mais il a rapidement pris une gîte de 7° sur bâbord. Pendant qu'il se déséchouait, l'équipage a procédé à l'inspection du navire et le second capitaine l'a redressé par transfert de ballast.
Le roulier a pu retourner à Warrenpoint sans assistance et aucun blessé n'a été à déplorer parmi ses 11 passagers et 22 membres d'équipage. Aucune pollution n'a été constatée.
Des inspections complémentaires et une cale sèche ont permis de relever une brèche dans un ballast et une maille vide sur bâbord. Le navire a été hors service pendant 3 semaines.
Le Seatruck Performance évoluait dans un chenal étroit et balisé lorsqu'il s'est échoué. L'enquête du MAIB a permis de déterminer que le navire n'avait pas suffisamment planifié son voyage et, plus précisément, que les effets de squat n'avaient pas été suffisamment pris en compte. L'ECDIS n'était pas utilisé de manière efficace et le commandant récemment promu, qui naviguait principalement à vue, n'était pas secondé efficacement par les autres officiers présents sur la passerelle.
L'armateur et le gestionnaire du Seatruck Performance, Seatruck Ferries Ltd, ont pris des mesures pour sensibiliser les équipages aux effets des eaux peu profondes et améliorer la planification du voyage par le bord. Il a été recommandé à la compagnie de prendre d'autres mesures pour assurer la sécurité de la navigation de ses navires en optimisant l'utilisation de l'ECDIS et en améliorant la formation sur la gestion des ressources en passerelle.

LES FAITS

Déroulement des faits

À 21 h 50, le 8 mai 2019, le commandant du transbordeur Seatruck Performance arrive sur la passerelle en vue d'un départ à 22 h de Warrenpoint, en Irlande du Nord (figure 1), à destination de Heysham, en Angleterre. Les opérations commerciales sont terminées et le commandant appelle le port de Warrenpoint sur le canal VHF 12 pour signaler, entre autres choses, que le tirant d'eau du navire est de 5,5 m. Il demande également l'autorisation d'appareiller.
Le port de Warrenpoint donne son accord en indiquant que la hauteur de la marée montante atteint 1,5 m. Le commandant décide alors de rester 5 minutes de plus à quai pour s'assurer d'une profondeur d'eau suffisante dans le chenal Greenore.
Le Seatruck Performance appareille à 22 h 05. Sur la passerelle (figure 2), le commandant, qui dirige la manoeuvre, est accompagné du second capitaine, qui est l'officier de quart (OQ). Après avoir passé les jetées, le commandant fait passer la barre sur pilote automatique et libère l'équipage des postes de manoeuvre. Le roulier met alors le cap au 130° vers le chenal Greenore (figure 3) entre 8 et 10 noeuds. La visibilité est bonne et un vent d'environ 15 noeuds souffle du Nord Est.
À 22 h 15, le troisième lieutenant arrive sur la passerelle et prend les fonctions d'officier de quart. Le second capitaine reste du côté tribord de la passerelle, mais sans prendre part à la navigation. Le 3/L note l'heure du passage de chaque bouée sur la carte papier.
À 22 h 33, le commandant signale au port de Warrenpoint par radio VHF que le navire passe la bouée N° 23. Il ajuste également le cap du navire au 121° et augmente la vitesse à 14,5 nœuds. La navigation se déroule sans fait notable jusqu'à 22 h 41 min 22 s, heure à laquelle le commandant décide de passer en barre manuelle pour le changement de cap prévu entre les bouées latérales N° 16 et N° 21 (figure 3).


Figure 1 : Carlingford Lough et Warrenpoint (encart : Port de Warrenpoint)


Figure 2 : passerelle du Seatruck Performance (encart : vue sur l'avant)


Figure 3: Passage plan tracé dans le chenal Greenore

Il se tient à la barre au centre de la passerelle et navigue principalement à vue, tout en vérifiant également la position du navire en gardant un œil sur l'écran du radar.
Alors que le Seatruck Performance se rapproche des bouées N° 16 et N° 21, le commandant remarque, d'après le taux de giration affiché, que le navire vient très lentement sur bâbord, ce qui n'était pas prévu. Il met 10° de barre à droite et le navire commence à venir sur tribord, mais le commandant observe immédiatement qu'il tourne trop rapidement. En conséquence, il remet la barre à zéro. Le 3/L signale alors que le navire est clair de la bouée N° 21 du côté bâbord. À peu près au même moment, le commandant se rend compte que le Seatruck Performance se trouve plus au nord que prévu. Il met de plus en plus de barre à droite pour maintenir le navire dans le chenal, mais à 22 h 42 min 58 s, un fort bruit et une légère vibration sont entendus et ressentis pendant 7 secondes dans tout le navire.

Evènements après la collision

Le commandant, le second capitaine et le 3/L réalisent que le Seatruck Performance a heurté un objet sous-marin, mais le contrôle de la gouverne et de la propulsion ne sont pas affectés. Le commandant réussit à garder le navire à l'intérieur du chenal Greenore tout en réduisant la vitesse.
Pendant ce temps, le second capitaine commence à inspecter le navire qui a pris rapidement une gîte de 7° sur bâbord. En consultant le système de ballastage, il constate la présence de 100 t d'eau de mer dans le ballast de gîte à bâbord. Il commence alors à faire un transfert de ballast pour remettre le navire droit et vérifie l'état de la basse cale à l'aide du circuit interne de caméras de télévision. Il ordonne également au 3/L d'appeler l'équipage et de vérifier s'il y a de l'eau dans les mailles vides du côté bâbord. De l'eau est rapidement trouvée dans la maille vide N° 4. Les mécaniciens vérifient également les soutes de carburant, qui s'avèrent intactes.
Le second capitaine informe le superintendant de l'échouement et, à 22 h 53, alors que le Seatruck Performance passe la bouée N° 11, le commandant signale l'échouement au port de Warrenpoint et à la garde côtière de Belfast. À 23 h, le navire sort du chenal Greenore et dérive vers le sud-est de Greenore Point, sur le Firemount Road (figure 1). Le second capitaine poursuit la liste des vérifications entamée après l'échouement, mais ne prévient pas les passagers et ne déclenche pas l'alarme générale, estimant que la situation est sous contrôle.
Le capitaine de port de Warrenpoint envoie un bateau-pilote pour s'assurer de l'absence de pollution et, lorsque Seatruck Performance est presque redressé et que le risque de pollution s'avère minime, il autorise le navire à retourner à Warrenpoint. Le commandant étant choqué et nerveux, c'est le second capitaine qui dirige le Seatruck Performance pour remonter le chenal Greenore. Alors que le roulier approche de Warrenpoint, le commandant reprend les commandes et effectue la manœuvre du navire dans le bassin d'évitage et la mise à quai. Un remorqueur reste disponible pour l'assister, mais il n'est pas utilisé.


Figure 4: Avaries sur le côté babord du Seatruck Performance

Avaries

Le 9 mai, une inspection sous-marine permet de déceler des dommages importants sur le côté bâbord du navire, dont une brèche de 10 m au droit de la maille vide N° 4 et du ballast de gîte N°8, au niveau du bouchain (figure 4). Les deux capacités ont été envahies jusqu'à la ligne de flottaison.
Après un seul voyage autorisé par la société de classification de Seatruck Performance, le navire s'est rendu à une cale sèche à Belfast, où il est arrivé le 11 mai. Des morceaux de granit brisé ont été trouvés dans les capacités endommagées. Le Seatruck Performance a été réparé et remis en service 3 semaines plus tard.

Historique de l'utilisation du navire

Le Seatruck Performance est l'un des quatre rouliers de classe «FSG» (les autres étant Seatruck Power, Seatruck Precision et Seatruck Progress) exploités par Seatruck Ferries Ltd (Seatruck) sur des services de transport de fret par ferry entre le Royaume-Uni et l'Irlande. Seatruck exploite également trois autres rouliers de classe «P» (Seatruck Pace, Seatruck Panorama et Clipper Point) en mer d'Irlande.
Peu après la livraison des ferries FSG construits en 2012, Seatruck a affrété les Seatruck Performance et Seatruck Precision à Stena Line, qui les a exploité entre Heysham et Belfast, en Irlande du Nord. Les rouliers de la classe FSG ont une longueur de 142 m, une largeur de 25 m, et une capacité de 150 unités de fret pour 2 166 mètres linéaires. La propulsion est assurée par deux hélices à pas variable entraînées par deux moteurs semi-rapides MAN de 8 000 kW. L'appareil à gouverner comprend deux gouvernails suspendus, et il faut 7s pour passer la barre de zéro à toute d'un bord ou l'autre avec deux moteurs de barre en service.
Les Seatruck Performance et Seatruck Precision sont revenus d'affrètement en septembre 2018 et ont remplacé deux rouliers de classe «P» sur le service de Seatruck entre Heysham et Warrenpoint.
Les rouliers FSG sont de taille et de conception semblables aux rouliers de classe «P», qui ont une capacité de 120 unités de fret pour 1 830 mètres linéaires, mais leur forme de carène est différente. En conséquence, avec un UKC de 2 m, les rouliers FSG subissent un enfoncement par effet de squat estimé à 1,4 m pour des vitesses au-dessus de 12,5 nœuds, alors qu'il est de l'ordre de 0,2 m pour les rouliers de classe «P» à des vitesses supérieures à 14 nœuds.

L'équipe passerelle

Le commandant du Seatruck Performance est un ressortissant polonais de 52 ans qui travaille pour Seatruck depuis 22 ans, dont 7 ans à titre de second capitaine sur les rouliers de classe «P», et à bord du Seatruck Performance depuis son retour d'affrètement en septembre 2018. Il est titulaire du certificat de compétence (CdC) STCW II/2 depuis 2014 et il a récemment été promu capitaine. La traversée de Heysham à Warrenpoint le 8 mai 2019 est son premier voyage à titre de commandant, après une passation de suite de 2 jours. Le capitaine est titulaire d'un certificat d'exemption de pilote (PEC) pour Warrenpoint concernant la classe FSG depuis le 8 avril 2019 et il est également titulaire de PECs pour Heysham et Dublin, obtenus lors de ses embarquements à bord des rouliers de la classe P. Il a suivi la dernière formation sur la gestion des ressources à la passerelle (BRM) en 2016 et a obtenu les certificats générique et spécifique concernant l'utilisation de l'ECDIS, respectivement en 2012 et 2014.
La promotion de second capitaine à commandant a fait suite à des évaluations positives, une lettre de recommandation d'un commandant précédent et un entretien mené par les cadres supérieurs de Seatruck qui le tenaient en haute estime. Les deux dernières évaluations du commandant mentionnaient : «Apte à une promotion : oui pour navire de classe P. D'autres manœuvres à bord d'un navire FSG sont nécessaires». Le capitaine a accepté la promotion, mais il a négocié une mise à l'essai de six mois avec possibilité de retrouver le poste de second capitaine s'il se sentait mal à l'aise avec les responsabilités supplémentaires du commandement, surtout pendant les mois d'hiver.
Le commandant était nerveux à l'idée de prendre le commandement le 8 mai et n'avait pas bien dormi la nuit précédente. Il ne s'était pas reposé non plus après avoir quitté Heysham à 10 h 10 le 8 mai, et à son arrivée à Warrenpoint à 18 h, il avait laissé le second capitaine faire l'évitage dans le bassin et amener le navire à quai. Le commandant ne s'est pas reposé non plus pendant que le Seatruck Performance était amarré à Warrenpoint.
Le second capitaine est un ressortissant polonais de 35 ans titulaire d'un CdC STCW II/2 depuis 2018. Il travaille pour Seatruck depuis neuf ans, dont les six derniers à titre de second capitaine. Il inspire confiance et est apprécié par ses collègues. L'officier supérieur avait suivi la formation BRM en 2014, et il avait également suivi des cours de formation générique et spécifique concernant l'ECDIS. Lors des appareillages, le second capitaine quittait habituellement la passerelle après avoir été relevé comme officier de quart, mais en quittant Warrenpoint le 8 mai, comme il avait senti le commandant tendu à l'arrivée, il est resté sur la passerelle pour l'assister pendant le passage dans le chenal Greenore.
Le 3/L est un ressortissant polonais de 25 ans et travaille pour Seatruck depuis un an. Il approche de la fin de son troisième contrat à titre de 3/O après avoir été promu depuis matelot qualifié. Le 3/L a effectué la formation générique sur l'ECDIS et la formation BRM en 2016 et en 2018 respectivement. Il a suivi une formation de familiarisation spécifique à l'ECDIS le 6 mai 2019.

Navigation

Le Seatruck Performance est équipé d'une passerelle moderne de style cockpit (figure 2) avec un système de navigation Wärtsilä SAM Electronics 1100 entièrement intégré. Le système comprend un ECDIS, un radar à cartes marines (radar avec sous-couche de carte de navigation électronique) et un pilote de route avec options «manuel», «pilote automatique» (modes de cap en cap) et «suivi de route».
Le moyen principal de navigation est les cartes papier. Les passage-plans tracés sur les cartes papier pour l'arrivée et le départ de Warrenpoint (figure 3) sont couramment utilisés sans modification et les données sont également rentrées et affichées sur l'ECDIS et le radar cartographique. L'ECDIS est considéré comme une aide à la navigation. Le Safety Depth est réglé à 6,7 m et le Safety Contour à 7 m, mais la distance sur l'avant et le XTD n'est pas utilisée. Certains outils de l'ECDIS, comme le «predictor», ne sont pas non plus utilisés, et les alarmes sonores sont désactivées.
La pratique adoptée par le commandant pour le passage dans le chenal Greenore consiste à naviguer principalement à vue en utilisant les bouées latérales comme référence, mais il vérifie également la position sur le radar cartographique. Pour le changement de cap de 121º à 138º entre les bouées N° 16 et N° 21, le signal visuel pour amorcer le virage habituellement utilisé par le commandant était que les bouées commençaient à disparaître de sa vision périphérique tout en regardant directement vers l'avant. Le commandant s'attendait à ce que l'OQ surveille les bouées au passage et signale leur distance. À l'instar de certains autres commandants de Seatruck, la présence de navires à quai à Greenore constitue pour lui le principal facteur déterminant de la vitesse dans le chenal Greenore.
Dans les eaux de pilotage par bonne visibilité, les procédures à bord du Seatruck Performance exigent la présence sur la passerelle du commandant, d'un OQ et d'un veilleur qualifié. En ce qui concerne l'UKC minimal, les procédures prévoient :

«Le capitaine doit considérer que 0,50 mètre ou 10 % du tirant d'eau du navire, selon le chiffre le plus élevé, est acceptable sous quille. Si le calcul d'un clair sous quille est inférieur à cette limite, l'autorisation de passer doit être donnée par le directeur de la flotte ou son adjoint au moment de l'établissement du passage plan.
Dans tous les cas, le commandant doit être conscient des effets dus :
  • au squat (comprenant les effets de berges du chenal dans les cas où la largeur du chenal est inférieure à une certaine valeur)
  • à l'état de la mer (comprenant la houle)
L'un ou l'autre de ces éléments peut avoir des effets négatifs sur les caractéristiques de manoeuvre du navire.
Le commandant doit être conscient de la nécessité de réduire de manière conséquente la vitesse pour atténuer ces effets».


Pour faciliter le respect de ces règles, l'un des anciens commandants du Seatruck Performance avait créé un tableau de calcul simple. Il en ressortait qu'au moment de quitter Warrenpoint à marée haute avec un tirant d'eau de 5,5 m, une hauteur minimale de marée de 1,3 m dans le port était nécessaire pour permettre un UKC minimal de 0,7 m dans le chenal Greenore. Le tableau de calcul ne prend pas en compte la diminution potentielle de l'UKC en raison de l'accroupissement.

Chenal de Greenore

Le chenal Greenore (figure 3) a été dragué à une profondeur de 5,9 m et sa largeur varie de 80 m à 120 m. Il est balisé par des bouées latérales qui sont éclairées, et aucun rapport ne signale qu'elles soient hors de leur position tel qu'indiqué sur les cartes. La distance entre les bouées N° 16 et N° 21 est de 120 m. Couper le chenal n'est pas autorisé et il n'y a aucune limitation de vitesse.
Le chenal a fait l'objet d'un relevé pour la dernière fois en 2019 et un avis aux navigateurs en vigueur au moment de l'échouement du Seatruck Performance mentionne :

«Les relevés hydrographiques récents du chenal Greenore ont révélé qu'il y a un petit haut-fond au centre du chenal à l'extrémité côtière du chenal Greenore, avec une profondeur minimale de 4,9 m.»

Le haut-fond se trouve dans la partie du chenal entre les bouées N° 16 et N° 14.
L'administration portuaire compétente et l'administration locale des phares pour Carlingford Lough, comprenant le chenal Greenore, sont les Commissaires de Carlingford Lough (CLC). Le CLC n'a pas mis en œuvre de système de gestion de la sécurité maritime pour le Lough. Il n'a pas non plus effectué d'évaluation des risques liés à la navigation et n'est pas conforme au « Port Marine Safety Code » du Royaume-Uni. Cependant, certaines des responsabilités du CLC, comme la publication d'avis aux navigateurs (NTM) ou la mise au point de passages plans portuaires sont assurées par l'administration portuaire de Warrenpoint, qui a modifié son règlement pour lui permettre d'assurer la maintenance du chenal Greenore. Le capitaine de port de Warrenpoint est également commissaire du CLC.
Le pilotage est obligatoire à Lough et à Warrenpoint. Les pilotes et les remorqueurs sont fournis par Carlingford Lough Pilots, qui sont brevetés par le CLC. Pour obtenir sa qualification PEC, le commandant du Seatruck Performance a effectué dix entrées et sorties à destination ou en provenance de Warrenpoint qui ont été enregistrées et une manœuvre d'accostage évaluée par un pilote accrédité. Il a également réussi un examen oral dirigé par les capitaines de port de Warrenpoint et de Carlingford Loch.

ANALYSE

L'échouement

Le passage plan prévoit que le Seatruck Performance vienne du cap 121º au cap 138º au passage entre les bouées N° 16 et N° 21 (figure 3). Le plan place le navire au centre du chenal dragué alors qu'il se dirige vers la paire de bouées latérales suivante. Bien que le changement de cap prévu ne soit que de 17º, la largeur du chenal dragué entre des bancs de granit submergés à l'est des bouées N° 16 et N° 21 n'est que de 120 m, ce qui laisse peu de marge d'erreur.
La reconstitution de la trajectoire de Seatruck Performance (figure 5), qui est basée sur les données du VDR, montre que lors du passage de la barre en manuel à 22 h 41 min 22 s, le navire se trouvait à 20 m au sud de la trajectoire prévue au 121º et se dirigeait au 119° à 14,1 nœuds. Au cours des 30 secondes qui ont suivi, le traversier a viré très lentement sur bâbord vers un cap au 117º, jusqu'à ce que le capitaine le remarque et actionne la barre sur tribord. La vitesse du Seatruck Performance a également diminué à 12,8 nœuds au cours de la même période et la profondeur d'eau sous la quille est passée de 7,6 m à 4,7 m, ce qui indique que le navire a rencontré un effet de «coussin d'eau» sous l'étrave et d'autres effets d'eau peu profonde lorsqu'il s'est approché et a longé la zone de haut-fond de 3,9 m sur le bord sud du chenal dragué.
Après avoir arrêté la giration lente du Seatruck Performance sur bâbord en mettant de la barre à droite, le commandant a maintenu le cap du navire à environ 121° entre 22 h 41 min 51 s et 22 h 42 min 23 s en utilisant entre 5° de barre à gauche et à droite. Au cours de cette période, le navire passe entre les bouées latérales N° 16 et N° 21, après le changement de cap prévu, et se dirige vers le côté nord du chenal dragué. Bien que le commandant ait ensuite mis de plus en plus de barre à droite pour se diriger entre les bouées N° 14 et N° 19, le virage a été amorcé trop tard. Par conséquent, le côté bâbord du Seatruck Performance a heurté le banc de granit submergé du côté nord du chenal dragué, qui était indiqué par une profondeur de 2,8m.

Processus de décision

Le commandant connaissait bien le chenal Greenore, ayant navigué sur le Seatruck Performance à partir de Warrenpoint à au moins 10 reprises quand il préparait son PEC. À cette occasion, comme à d'autres, il naviguait principalement à vue. La visibilité était bonne et les bouées étaient éclairées. Toutefois, contrairement aux départs précédents, le capitaine avait la responsabilité ultime, et son hésitation apparente à poursuivre le virage sur tribord au cours de la demi-minute qui s'est écoulée entre 22 h 41 min 51 s et 22 h 42 min 23 est peut-être due à la pression de la situation.
Son insistance à prendre le commandement pour une « période d'essai » et la délégation de la direction du navire au second capitaine pour l'arrivée du navire à Warrenpoint font penser qu'il était nerveux et pas sûr de lui. Une telle nervosité et/ou un tel manque de confiance en soi a sans doute entraîné une pression auto-imposée, aggravée par le fait que c'était le premier départ du commandant de Warrenpoint, qu'il faisait sombre, qu'il n'avait pas bien dormi la nuit précédente et qu'il ne s'était pas reposé pendant la journée. Le mouvement de cap inattendu vers bâbord peu après avoir choisi de passer en barre manuelle et la présence du second capitaine sur la passerelle ont pu perturber encore davantage le commandant, le faisant fléchir sous la pression. Un comportement où quelqu'un est moins performant qu'on pourrait s'y attendre compte tenu de son niveau de compétence, peut être dû à un excès de réflexion pour accomplir une tâche plutôt que de le faire de façon automatique.


Figure 5: Reconstruction du passage plan et de la route suivie par le Seatruck Performance

Gestion des ressources

Bien que le commandant, le second capitaine et le 3/L du Seatruck Performance aient suivi la formation BRM, à l'exception du 3/L qui annonce que la bouée N° 21 est claire et qui pointait sur la carte papier le passage des bouées, le capitaine n'a pas été soutenu pendant la traversée. Même si le second capitaine est resté sur la passerelle avec de bonnes intentions, il est demeuré spectateur.
À l'approche du changement de cap critique entre les bouées N° 16 et N° 21, le choix du commandant de gouverner le navire lui-même a inévitablement réduit sa capacité à surveiller efficacement les écrans radar ou ECDIS en raison de leur distance et de leur angle de vue depuis de la barre (figure 2). Même si barrer manuellement était une pratique courante chez les autres commandants du Seatruck Performance en raison de la maîtrise qu'elle offrait, elle a également réduit la capacité de perception de la situation dans son ensemble. Par conséquent, à cette occasion, sans la surveillance active de la position et sans l'aide du second capitaine ou du 3/L, le commandant est devenu un maillon faible isolé. Les renseignements fournis par le 3/L concernant la position de la bouée N° 21 ont été utiles, mais le marquage des heures de passage de chaque bouée était à postériori et n'apportait aucune valeur ajoutée.

Conduite de la navigation

La largeur du chenal Greenore entre les bouées N° 16 et N° 21 exige une navigation précise, surtout compte tenu des berges de granit de part et d'autre, qui constituent potentiellement un danger même à marée haute (figure 3). Toutefois, la précision de la navigation à bord du Seatruck Performance dépendait en grande partie de l'appréciation visuelle des bouées par le capitaine, laquelle s'est révélée peu fiable à cette occasion. Le navire se trouvait au sud de la route prévue à l'approche du chenal balisé, et le virage sur tribord a été amorcé trop tard. La navigation à l'œil est une pratique courante dans ces eaux restreintes, mais elle est généralement accompagnée d'autres moyens de vérification de la précision. Dans ce cas, un examen minutieux de la position du navire sur l'ECDIS ou le radar, par le 3/L ou le second capitaine, et l'utilisation d'outils de l'ECDIS comme le «predictor», la «prévision», le XTD et les WO points aurait permis de fournir des renseignements exacts et en temps réel pour appuyer et compléter l'évaluation visuelle du commandant.
Le capitaine, le premier officier et le 3/L du Seatruck Performance ont tous suivi la formation requise pour utiliser l'ECDIS comme principal moyen de navigation, mais pour le passage en sortie de Warrenpoint, bon nombre des dispositifs de sécurité du système n'ont pas été utilisés. Une enquête de sécurité récente menée par le MAIB et le Danish Maritime Accident Investigation Board (en cours) a également constaté que, lorsque les cartes papier sont déclarées moyen principal de navigation, il n'est pas rare que les chefs de quart utilisent l'ECDIS comme moyen principal de navigation, mais qu'ils n'activent pas toutes les caractéristiques de sécurité du système. De plus, comme ici, la position inscrite sur la carte papier permet d'avoir un historique de la navigation, mais ne sert pas de base pour projeter les mouvements à venir du navire.
Bien que l'approche de la navigation adoptée par l'équipe passerelle du Seatruck Performance ne puisse donc pas être considérée comme anormale lorsque l'ECDIS est installé, mais que le moyen principal de navigation est déclaré comme étant les cartes papier, le passage en sortie de nuit dans le chenal Greenore exige des méthodes de navigation plus précises.

Calcul de l'UKC

Le Seatruck Performance a subi des effets de «coussin d'eau sur l'étrave» et d'eau peu profonde lorsque le traversier s'est approché du chenal balisé. Non seulement cela a entraîné un virage très lent vers bâbord, mais cela a peut-être aussi nui à la stabilité directionnelle du navire, ce qui a probablement contribué à une certaine incertitude dans l'esprit du commandant. Il est évident que la possibilité de rencontrer ces effets n'a pas été prise en compte pour décider de la vitesse à adopter ou calculer l'UKC.
Le délai d'attente estimé à bord du Seatruck Performance pour pouvoir appareiller de Warrenpoint en toute sécurité était basé uniquement sur le tirant d'eau statique. Par conséquent, même si le tirant d'eau statique du traversier était de 5,5 m le 8 mai, à 14,5 nœuds, son tirant d'eau dynamique était de 6,9 m (5,5 m de tirant d'eau plus 1,4 m de squat). La profondeur minimale d'eau dans le chenal Greenore était de 7 m (4,9 m plus 2,1 m de la hauteur prévue de la marée à Greenore). Par conséquent, l'UKC résultante n'était que de 0,1 m, ce qui était nettement inférieur au minimum requis par les procédures à bord, et était potentiellement dangereux.
Les profondeurs réduites dans le chenal Greenore diffusées par les avis aux navigateurs avaient bien été prises en compte dans le calcul préparatoire, ce qui indique qu'il était remis à jour de temps à autre. L'absence de squat dans le guide du bord était peut-être un héritage de l'exploitation des ferries de la classe «P», où les squats étaient minimes, ce qui a fait qu'on a négligé l'augmentation de squat pour les navires de la classe «FSG», similaires sur la plupart des autres points.

Mesures d'urgence

Les mesures prises par l'équipage de Seatruck Performance ont été positives et opportunes et ont permis au navire de retourner à Warrenpoint sans aide et presque complètement redressé. Toutefois, même si la situation semblait maîtrisée, le commandant et le second capitaine n'étaient pas pleinement conscients de l'étendue des dommages sous l'eau. Par conséquent, il aurait été prudent de diffuser l'alarme générale et de rassembler les passagers, car cela aurait évité des difficultés en cas de changement soudain et inattendu de la stabilité du navire.

CONCLUSIONS

  • Le ferry s'est échoué parce que son cap a été modifié plus tard que prévu après être entré dans la partie ouest du chenal Greenore.
  • Le «coussin d'eau d'étrave» et d'autres effets d'eau peu profonde se sont produits lorsque le ferry s'est approché du changement de cap prévu, ce qui a eu une incidence sur le cap et la vitesse, en raison de la profondeur d'eau sous quille et de la proximité d'une berge sur la carte du côté sud du chenal.
  • Le risque d'accroupissement n'a pas été pris en compte dans le calcul de la profondeur d'eau sous quille du ferry avant le départ, en prenant sa vitesse en compte.
  • L'amorce tardive du virage est due à la nervosité et/ou au manque de confiance du commandant nouvellement promu, au soutien insuffisant de l'équipe passerelle et aux pratiques de navigation en usage.
  • Le capitaine barrait en manuel, ce qui a réduit sa capacité à garder une vue d'ensemble de la situation, et le manque de soutien de l'équipe à la passerelle a fait de lui un maillon faible.
  • Les pratiques de navigation utilisées par l'équipe passerelle du Seatruck Performance n'intégraient pas entièrement les aides électroniques disponibles et n'étaient pas suffisantes pour assurer en toute sécurité le passage en sortie du navire, la nuit, dans le chenal Greenore.
  • La réaction de l'équipage suite à l'échouement a été positive, mais les passagers n'ont pas été alertés.

MESURES PRISES

La Compagnie Seatruck Ferries Ltd a :
  • Informé ses commandants du potentiel «effet de berge» lors de la navigation dans le canal Greenore et demandé de considérer la ligne noire pointillée délimitant le chenal sur la carte papier comme une barrière physique.
  • Révisé ses procédures aux bords pour insister sur la prise en compte des effets d'accroupissement et d'interaction dans les eaux en zone de pilotage au moment de déterminer l'UKC et la vitesse pendant la préparation et l'exécution du passage plan.

RECOMMANDATIONS

Il est recommandé à la Compagnie Seatruck Ferries de :

2020/108 Prendre d'autres mesures pour améliorer la sécurité de la navigation de ses navires en optimisant l'utilisation des systèmes de navigation électroniques pour fournir des renseignements sur la position en temps réel et améliorer sa formation sur la gestion des ressources à la passerelle.

Les recommandations de sécurité ne doivent en aucun cas créer une présomption de responsabilité.

COMMENTAIRES DU COMMANDANT PREBOT

Cdt Marc Prébot
membre de l'AFCAN


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