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Un peu d'histoire :
Le sauvetage du paquebot Newhaven


Notre collègue F.X. Pizon sort ses archives…



       Le sauvetage d'un navire échoué à grande vitesse est toujours une opération délicate. Aux avaries s'ajoutent le déjaugeage et les efforts de structure consécutifs à l'application sous la coque d'une poussée importante au point d'échouage. Cela nécessite des grands moyens, et de la prudence, car les risques sont très importants : aggravation des avaries, pollution, éventuellement perte totale du navire. Le cas du paquebot NEWHAVEN présente un intérêt certain, en raison des conditions de l'échouement, et de la méthode utilisée.

 


       Le paquebot transmanche NEWHAVEN, propriété de la Compagnie des Chemins de Fer de l'État, avait été construit au Havre en 1911, aux Forges et Chantiers de Méditerranée. Très rapide pour son époque, ce navire avait fait la guerre de 1914-1918 comme croiseur auxiliaire et repris ensuite son service sur la ligne Dieppe -Newhaven.

       Le 5 août 1924, ce paquebot faisait route sur Dieppe à 18 nœuds, par temps de brume. Lors d'un précédent voyage, le capitaine avait reçu un "blâme pour retard"...

         A deux heures du matin, le NEWHAVEN s'échoue perpendiculairement à la côte, à 600 m de Berneval, commune située à 10 km dans l'est de Dieppe. Montant sur des fonds présentant une pente de 8 %, parsemés de blocs de marne tombés de la falaise, le navire casse rapidement son erre, mais rentre quand même dans la falaise où il fausse son étrave, et reste déjaugé à l'avant de deux mètres environ. Il faut se souvenir qu'à cette époque ancienne, il n'y avait pas de radar, ni de compas gyroscopique et pilote automatique, ni bien sûr de GPS. A marée basse, les passagers débarquent à pied sec et sont dirigés sur Dieppe par autocars. Il n'y a pas de blessés.

       A Dieppe, le capitaine d'Armement de la Compagnie demande alors l'aide d'un puissant remorqueur pour tenter le renflouement à la pleine mer suivante. A 06h40, l'ABEILLE XI (1.200 CV.) appareille du Havre pour Dieppe, mais rend compte à 18h de l'échec de la tentative faite avec l'aide du BORDEAUX, cargo de la Compagnie des Chemins de fer de l'État.

       Le 6 août, le NEWHAVEN, qui a été poussé par l'action de la houle et des courants, est maintenant, légèrement couché sur son flanc tribord, cap au sud-ouest, l'avant à 9 m de la falaise et l'arrière à 25 m. Il repose sur de la marne dure, de même nature que la falaise. Les services techniques des Chemins de Fer entreprennent le démontage des hélices, des lignes d'arbres et du gouvernail afin d'alléger l'arrière du paquebot.

       Les ABEILLES IV et V et le vapeur de sauvetage MARIE-MADELEINE arrivent sur place dans la matinée. M. BASTIAN, chef de la Branche Sauvetage de la Compagnie des ABEILLES prend alors la direction de toutes les opérations qui seront entreprises. C'est ainsi qu'il fait élonger à 250 m au large des filins d'acier, marqués par des bouées, pour permettre le passage des remorques à bord du NEWHAVEN à la marée montante.

       Après quelques difficultés causées par les blocs de marne qui reposent sur le fond, quatre remorques sont tournées sur l'arrière du NEWHAVEN. Celle de l'ABEILLE XI passe par la cage d'étambot et est tournée à bâbord, celle du MARIE-MADELEINE est tournée à tribord arrière, celle de I'ABEILLE V est passée sous les formes de l'arrière et tournée à bâbord, et celle de I'ABEILLE IV est tournée à tribord arrière.

       A 14h30, tout étant paré, les quatre remorqueurs commencent à tirer perpendiculairement à la côte. N'obtenant pas de résultat, les remorqueurs évoluent pour se placer à trois quarts sur l'arrière du travers du NEWHAVEN. Au cours de la manœuvre, l'ABEILLE IV, qui était la plus proche de terre, signale qu'elle talonne et revient vers le large, imitée par les autres remorqueurs. Mais elle se fait alors légèrement aborder par l'ABEILLE V. Un peu avant la pleine mer, les quatre remorqueurs tirent ensemble par secousses, L'opération est répétée six fois de suite, mais en vain. Le NEWHAVEN s'est déplacé d'un degré et demi vers le large, et ne bouge plus. Il est alors déjaugé d'un mètre quarante à l'avant, et de 30 centimètres à l'arrière. Vers seize heures, les remorques sont larguées, mais l'ABEILLE V reste sur les lieux pour assister le NEWHAVEN à chaque pleine mer, afin d'éviter qu'il ne monte davantage sur la côte. Les autres remorqueurs rentrent au Havre, où ils restent toutefois prêts à intervenir immédiatement.

       Le 7 août, les diverses possibilités de déséchouage sont étudiées au Havre, en tenant compte du fait que le 15 août, jour de vive eau, le NEWHAVEN sera encore déjaugé au minimum d'une trentaine de centimètres. La Compagnie des Abeilles décide alors de prendre les mesures suivantes :

       Le 8 août, une équipe de 22 terrassiers commence le creusement de la fosse. Ce même jour, on constate que les fatigues de coque ont distendu les coutures des tôles et que l'eau monte, à chaque marée, d'environ 40 cm dans la salle des machines. La voie d'eau est vite aveuglée et, pour parer tout incident, un groupe moto-pompe de 300 m3/h, et deux de 150 m3/h sont immédiatement demandés au Havre. Enfin, au risque de défoncer ses fonds, le MARIE-MADELEINE mouille, avec un mètre d'eau sous la quille, deux ancres à crapaud de 3,5 t et 2,5 t et des chaînes de 60 mm de section (83 kg par mètre).

       Le 9 août, le MARIE MADELEINE mouille les deux dernières ancres, tandis que celles du NEWHAVEN sont débarquées.

       Le 10 août, une équipe dispose une pantoire de 8 m de long en fil d'acier de 70 mm par l'écubier bâbord avant du NEWHAVEN. Elle sera fixée sur le bâti du pied de biche bâbord avec une bridure intermédiaire de 12 fils d'acier de 22 mm, que l'on coupera au chalumeau dès que le paquebot sera remis à flot. Les caliornes et leurs dispositifs tombant alors à la mer, le NEWHAVEN restera sous la traction des deux remorques tournées à l'avant et à l'arrière. Toute la durée de la basse mer est employée à l'installation de la caliorne avant. Les ancres empennelées sont enfouies dans la marne, à une profondeur de 80 cm, pour qu'elles résistent aux efforts de traction des caliornes.

       Le 11 août, des fils d'acier de 50 mm sont hissés à bord du paquebot pour fixer les points d'attache des pantoires et des caliornes autour des panneaux de cale. Une remorque de 300 m (diamètre 36 mm), élongée au large et à l'avant du NEWHAVEN, est passée par l'écubier de tribord et tournée sur l'hiloire de panneau.

       Le 12 août, les motopompes sont installées à bord du paquebot et le dispositif d'amarrage de la pantoire de caliorne arrière a été installé de la même manière qu'à l'avant, en utilisant le panneau de cale arrière. Une remorque a été ensuite tournée à l'arrière sur la même hiloire de panneau et élongée vers le large. Enfin, quatre orins, avec leurs bouées, sont fixés aux extrémités des remorques et des garants de caliorne, pour faciliter la manœuvre des remorqueurs. Les caliornes sont raidies par palan sur garant, l'installation du matériel étant terminée.



       Le 13 août, essai du dispositif. Tout le matériel est soigneusement vérifié pendant la basse mer.

       Vers 07h, le MARIE-MADELEINE et les ABEILLES III, V, X, XI arrivent sur les lieux. A 09h, l'ABEILLE XI prend la remorque à l'avant du NEWHAVEN, l'ABEILLE III le garant de la caliorne avant, l'ABEILLE X le garant de la caliorne arrière et l' ABEILLE V la remorque arrière.

       Vers 09h30, tout est paré. A 10h, peu avant la pleine mer, des pavillons hissés aux mâts du NEWHAVEN indiquent aux remorqueurs de marcher à demi-vitesse, puis en avant toute. Au bout de quelque temps, les efforts de traction ainsi déployés, augmentés de l'effet de la houle, réussissent à déplacer l'arrière du NEWHAVEN d'environ 1 degré et demi. Mais l'ABEILLE XI, qui était trop tombée dans le nord-est, manœuvre pour revenir dans le sud-ouest, et croche sa remorque dans les ancres empennelées de la caliorne avant, ce qui les fait chasser. Les remorqueurs reçoivent aussitôt l'ordre de stopper. Sous l'action de la houle, le NEWHAVEN roule durement sur tribord. L'ABEILLE XI reprend alors sa traction et les effets du roulis sont nettement atténués. A 11h15, les ABEILLES IIl, V et X larguent leurs remorques. A 12h15, l'ABEILLE XI largue sa remorque, n'ayant presque plus d'eau sous la quille. Mais le paquebot ne bouge pratiquement plus. A 14h, une équipe fait de nouvelles fouilles à l'endroit où les ancres empennelées de l'avant ont été traînées, et le mou de la chaîne est repris afin de conserver le guindant de la caliorne. On tente en même temps d'étancher le peak avant, mais les déformations causées par le choc contre la falaise empêchent l'accès aux voies d'eau. Il restera 5 tonnes d'eau à un endroit où il y a déjà trop de poids. Vers 15h, le Directeur de la Compagnie des Abeilles décide d'envoyer les quatre remorqueurs sur les lieux pour la marée du soir. Deux d'entre eux prendront les remorques du NEWHAVEN pour l'empêcher de changer de position, l'opération de renflouement devant être tentée définitivement le lendemain matin. Vers 20h, le temps fraîchit de l'ouest. rendant les manœuvres difficiles et dangereuses.

       Le 14 août, la brise fraîchit de plus en plus. Vers 09h15, l'ABEILLE V prend la remorque avant du NEWHAVEN et l'ABEILLE XI celle de l'arrière. Ces remorqueurs ne sont parés qu'à 9h50. En manœuvrant, l'ABEILLE III engage son hélice dans l'orin de la bouée de caliorne avant, et l'ABEILLE X casse l'orin de la caliorne arrière, qui retombe au fond de l'eau. Mais avec l'aide du MARIE-MADELEINE, tout rentrera dans l'ordre. A 10h30, l'arrière du NEWHAVEN commence à flotter, et l'avant reste déjaugé de 1,20 m. Le navire fatigue, et sous la force de la houle et du courant, son arrière remonte à la côte de plus de trois mètres, ce qui inquiète fortement les ingénieurs des Chemins de Fer de l'État. L'ABEILLE X signalant enfin que sa remorque est fixée sur la caliorne de l'arrière, les remorqueurs reçoivent l'ordre de mettre leurs machines en avant. L'arrière du NEWHAVEN se déplace peu à peu vers le large et s'arrête à 30° de sa position initiale. A 11h15, l'arrière du paquebot flotte avec 33 cm d'eau sous la quille, mais l'avant reste déjaugé de 90cm et les Abeilles de l'arrière tirent sous un angle de 20° (Position n° 2 du schéma).

       Mais laissons à M. BASTIAN, qui dirige le sauvetage, le soin de décrire le point culminant de l'opération. « ... Je fais alors hisser le pavillon du mat de misaine à tête de mât, signalant aux remorqueurs de l'avant, les Abeilles III et V, de mettre en avant toute, en donnant le maximum de puissance. Le Newhaven reste un instant sans bouger, et l'anxiété à bord augmente. Je fais passer un radio à l'Abeille XI, lui disant d'augmenter la puissance de ses deux machines, en ouvrant les additionnels des moyennes pressions, et, afin de communiquer cet ordre aussi rapidement que possible aux autres remorqueurs, je fais monter un homme dans les haubans et un à l'échelle de la cheminée, en agitant les bras, signal convenu en pareil cas. Je constate du haut de la passerelle que la caliorne de l'avant force considérablement par la tension des câbles de 70 mm de diamètre ; nous donnons alors certainement le maximum des efforts combinés de notre matériel. Au même moment, l'avant du NEWHAVEN quitte la falaise en descendant par tractions successives, pour trouver la hauteur d'eau nécessaire à sa flottabilité : le navire est sauvé. Après un parcours d'environ 150 mètres, j'ai fait stopper les remorqueurs, et fait couper au chalumeau les bridures des pantoires des caliornes, afin de filer ces dernières par le fond... ».

       Plus au large, les ABEILLES III et X envoient leurs remorques sur l'avant du NEWHAVEN, et le paquebot est alors dirigé sur Dieppe. A 12h30, le NEWHAVEN est amarré au quai Henri IV, en présence d'une foule énorme. Il ne restait plus qu'à songer aux réparations. En fait, le rapport de sauvetage fait mention d'un bon déjeuner - bien mérité - puis énumère les avaries subies par les ABEILLES : abordage, talonnement et diverses fatigues du matériel.



       Le NEWHAVEN fut conduit ensuite sur le grill de carénage, puis rapidement réparé. Le navire était solide, et peu avarié. Il reprit ensuite son service sans difficultés et l'assura pendant de nombreuses années.



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