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  Pressions sur le capitaine


       Les évènements récents du monde maritime (en Europe) : l'échouement du TK Bremen et le quasi naufrage du Costa Concordia amènent l'AFCAN à se poser des questions sur les ressorts qui ont conduit à ces deux incidents.
       Tout d'abord soyons clairs, il ne s'agit pas d'excuser les fautes nautiques et/ou de comportement que ces capitaines ont pu commettre. Chacun d'entre nous a sa propre perception des faits, mais c'est aussi à chaque capitaine de se demander en toute honnêteté comment il aurait réagi face à ces événements.
       C'est pourquoi il nous semble devoir expliquer un point : pourquoi ces capitaines ont agi de cette façon ? Ce genre de situation, heureusement habituellement sans incident, se reproduit-il régulièrement ? Existe t-il des textes qui pourraient aider les capitaines dans leur prise de décision ?

       Sans donc excuser les fautes commises, les capitaines de par leur fonction à bord, mais aussi de par l'avancée technologique principalement en matière de communication, subissent de plus en plus fortement des pressions pour aller le plus près possible des limites autorisées en matière de navigation et de sécurité.

       Il existe plusieurs types de pression pour un capitaine : celle reçue de son armateur, ou plutôt de son manager (technique, personnel ou qualité), de l'affréteur du navire (le terme affréteur étant considéré au sens le plus large, il concerne aussi ses représentants dans les ports : réceptionnaires, agents, mais aussi les passagers dans le cadre d'un navire de croisière), enfin une pression que le capitaine s'exerce sur lui-même.
Les pressions extérieures :
       Il n'est pas rare (et même fréquent) que le capitaine reçoive des ordres plus ou moins stricts par téléphone. Il est vrai que nos anciens, isolés en mer pendant de longues semaines, ne connaissaient pas cette façon de communiquer. L'outil de communication, sa performance actuelle, s'il doit être considéré comme une avancée dans le travail de relation du capitaine, peut aussi être la source de pression.

Plusieurs exemples :
       Un départ du port malgré le mauvais temps annoncé, alors que le capitaine du navire sait que son navire ne tiendra certainement pas dans ce mauvais temps, mais départ effectué quand même car il sait que s'il reste à quai, on peut lui reprocher d'avoir raté une marée au port suivant, une cargaison qui aura alors été chargée par un autre navire (forcément concurrent), et qu'il vaut mieux rater une marée pour cause de mauvais temps en mer (ce qui est prévu dans les chartes-parties), plutôt que d'avoir joué la sécurité en restant à l'abri.
       Combien de capitaines se sont vus annoncer que leur navire était en concurrence avec 1 ou 2 autres navires à l'arrivée dans un port, premier arrivé premier servi, et qu'une personne « influente » lui ait demandé de « faire au maximum » pour arriver le premier, en poussant la machine plus que de raison voire en rasant quelques cailloux ?
       Quel capitaine ne s'est pas vu reprocher un ralentissement, un retard, un tirant d'eau plus juste, en s'entendant dire qu'un collègue avait une autre attitude, lui ?
       Un navire ne peut fonctionner indéfiniment sans entretien. Sans tomber dans une nostalgie de mauvais aloi, il n'est quasiment plus possible à un navire de stopper en mer pour effectuer un peu de maintenance, cette maintenance qui lui est refusée lorsqu'il est au port en opérations commerciales. Désormais, stopper en mer implique quasiment automatiquement un appel téléphonique du manager technique (que se passe t-il ? avez-vous des problèmes ? pourquoi n'avez-vous pas demandé l'autorisation ? ni même prévenu ?) qui suit en direct l'évolution de son navire. Et encore lorsque ce n'est que le manager cela peut ne pas être trop grave, mais maintenant la plupart des affréteurs ont aussi accès à la position instantanée du navire.
       A l'occasion de la dernière escale en Extrême-Orient, des capitaines s'assurent auprès des services du bord d'un départ le plus rapide possible de peur de rater le convoi à Suez dix jours plus tard, ce qui entraînerait 24 heures de retard à l'arrivée au prochain port.
       Enfonçons le clou, parlons du Costa Concordia, il semble désormais acquis que ce navire, comme d'autres navires de croisière (y compris de la même compagnie), avait l'habitude de venir saluer au plus près de certaines côtes. Bien sûr il ne peut y avoir de demande officielle de Costa, il est évident que ce « salut » ne peut être inscrit noir sur blanc sur le passage planning ou dans les procédures sécurité de la navigation de la compagnie, mais c'est une habitude, on la connaît et on ferme les yeux tout en la pérennisant. Il faut avouer que c'est une sacrée publicité (gratuite) que de permettre à des croisiéristes de voir la côte de très près, de le raconter par la suite à leurs amis, eux-mêmes futurs clients de la même compagnie de croisière. Sans cette habitude prise, le capitaine du Costa Concordia aurait-il fait la même mauvaise manœuvre ?
       Heureusement, cette pression n'est pas toujours aussi génératrice d'incidents, mais il existe de très nombreuses autres formes de pression sur les épaules du capitaine. Cela peut être le nombre d'heures supplémentaires de l'équipage, jugé trop important, et que l'on demande à diminuer, toujours par téléphone : « je vous laisse régler cela à bord ». Cela peut être aussi l'exigence d'un nombre minimum de comptes-rendus de presque accidents. Il est même des compagnies qui font un classement de leurs navires en fonction des résultats dits Qualité. Là aussi c'est une forme de pression car il est très mal vu pour un navire et donc son capitaine de se retrouver en queue de liste des navires de la compagnie en terme de performances. On voit alors des capitaines stressés tout leur embarquement, et soucieux de dénicher (voire d'inventer) un problème, un « near miss », afin d'alimenter l'ordinateur qui calculera la position du navire dans le classement de la compagnie.

La pression interne :
       Et puis il y a aussi la pression que le capitaine se met tout seul. Le manager m'a fait confiance, il m'a nommé capitaine de ce navire, je dois donc lui prouver en permanence qu'il n'a pas eu tort. Je dois lui prouver que quelque soit sa demande, je suis prêt à tout, et même jusqu'à frôler l'incident nautique ou commercial pour lui montrer ma valeur.
       Il ne peut pas être exclu que dans le cas du TK Bremen comme dans celui du Costa Concordia, cette auto-pression ait joué un rôle important. Le TK Bremen : en tant que capitaine, je vais partir du port malgré la tempête annoncée, je connais les risques que j'encours avec mon navire vieilli et fatigué, mais je vais peut-être passer encore une fois au travers, j'aurai montré à mon manager qu'il peut toujours me faire confiance. Le Costa Concordia : en tant que capitaine, je vais passer plus près de la côte que prévu, l'annoncer à quelques croisiéristes, cela se saura, de nouveaux touristes voudront embarquer, j'aurai donné « un coup de main » à la compagnie, celle-ci verra qu'elle a eu raison de me faire confiance. Pour ces deux capitaines, être bien vus, reconnus, peut être la perspective d'une prime en fin d'année.
       Cette pression est en elle-même déjà suffisante et surtout potentiellement génératrice d'incidents. La non gestion de cette pression entraînent certains capitaines à déraper ou arrêter d'exercer cette fonction, ce métier. Alors pourquoi rajouter une pression de l'extérieur ?

       Et pourtant le 15 novembre 1979, cela ne date pas d'hier, l'OMI, par la résolution A.443, disait :

  CONSIDÉRANT que la sécurité en mer et la protection du milieu marin doivent, en toutes circonstances, être les préoccupations premières du capitaine, et que les pressions économiques et autres qui s'exercent sur lui ne devraient à aucun moment influer sur les décisions qu'il est appelé à prendre dans ces domaines,
CONSIDÉRANT EN OUTRE que les instructions qui sont données au capitaine par les propriétaires de navires, les affréteurs ou autres personnes intéressées ne devraient pas influencer indûment les décisions qu'il est appelé à prendre en matière de sécurité en mer et de protection du milieu marin,
INVITE les gouvernements à prendre les mesures nécessaires pour protéger le capitaine du navire dans l'exercice approprié de ses responsabilités en matière de sécurité en mer et de protection du milieu marin en garantissant que
  1. le propriétaire, l'affréteur ou toute autre personne n'impose aucune contrainte au capitaine en ce qui concerne les décisions qu'il estime nécessaire de prendre selon son expérience professionnelle ;
  2. le capitaine est protégé, par des dispositions appropriées incluant le droit d'appel et contenues, entre autres, dans la législation nationale, les conventions collectives ou les contrats d'engagement, contre les renvois abusifs ou autres mesures injustifiées de la part du propriétaire du navire, de l'affréteur ou de toute autre personne à la suite des décisions qu'il prend selon son expérience professionnelle dans l'exercice approprié de ses fonctions.
       Le paragraphe a) de cette résolution est même repris dans le Convention SOLAS, Règle 34-1 du chapitre V. Malheureusement pas le b). C'est certainement pour cela qu'on assiste toujours à des renvois de capitaines sous des motifs (ou prétextes) assez futiles, du genre « je ne peux plus vous faire confiance, vous êtes en maladie », « je ne peux pas vous garder comme capitaine, vous dépensez trop, même en rapport avec la sécurité ».

       Enfin puisque parmi toutes les nouvelles idées plus ou moins farfelues qui émergent suite à l'incident du Costa Concordia, on parle maintenant de contrôler le navire et son capitaine en permanence depuis la terre (et c'est certainement possible techniquement), la question qui se pose est : lors du premier incident survenu à un navire contrôlé de cette façon, car il y en aura forcément un, qui sera tenu responsable de l'incident ? Suivez mon regard, le responsable sera la personne aux commandes sur place.

       Il y a donc lieu d'être vigilant pour que le libre arbitre du capitaine reste une des composantes majeures de la fonction de capitaine. Sans pression, mais avec du bon sens «marin».

Cdt Hubert Ardillon
Président de l'AFCAN


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